Le dessin sur sable d’Ambrym - Tableau ethnographique d’un art éphémère

The sand-drawing of Ambrym Island - Ethnographic tableau of an ephemeral art

RESUME / ABSTRACT

Documenté pour la première fois il y a plus de cent ans et proclamé chef-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité par l’Unesco au début des années 2000, le dessin sur sable du Vanuatu n’a jamais fait l’objet d’une analyse ethnographique dédiée. Ma thèse de doctorat, consacrée à l’étude de l’une des traditions locales les plus connues de l’archipel – celle de l’île d’Ambrym – a constitué un premier pas dans cette direction. Dans cet article, j’offre un compte rendu de ce travail et de ses résultats, en proposant un aperçu de l’histoire et des caractéristiques distinctives de cette tradition.

First documented over a hundred years ago and proclaimed a Masterpiece of the Oral and Intangible Heritage of Humanity by UNESCO in the early 2000s, Vanuatu sand-drawing has never been the subject of a dedicated ethnographic analysis. My doctoral thesis, devoted to the study of one of the best-known local traditions of the archipelago - that of Ambrym Island - was a first step in this direction. In this article I offer an account of that work and its results, providing an overview of the history and distinctive features of this tradition.

TEXTE INTEGRAL

Introduction

Parmi les nombreuses expressions fascinantes de la diversité culturelle du Vanuatu, une se distingue par son originalité et par le mystère qui l’entoure. Il s’agit du « dessin sur sable », une forme d’art éphémère pratiquée autrefois sur toutes les îles du nord de cet archipel mélanésien. 

Fig.1 : Dessin sur sable du Vanuatu. Ouest Ambrym, 2017. Photo de l’auteur.

Fig.1 : Dessin sur sable du Vanuatu. Ouest Ambrym, 2017. Photo de l’auteur.

Ce terme couvre une pluralité de styles graphiques, car un certain nombre de traits peuvent varier (ou persister) d’une île à l’autre. Cependant, on peut affirmer que l’exécution d’un dessin sur sable, au Vanuatu, consiste généralement à tracer dans le sol, avec l’index ou le majeur de la main droite, une figure géométrique complexe. Cet acte graphique est suivi d’un commentaire verbal, et enfin, de l’effacement de l’image.

Il faut donc préciser que malgré ce nom, ces figures ne sont pas de simples dessins ; chacun d’eux est en fait associé à une série d’informations qui peuvent inclure des mythes, des récits, des noms et des chants secrets. Comme l’a magnifiquement résumé l’anthropologue William Rodman :

« Les dessins sur sable [du Vanuatu] sont des filigranes chargés symboliquement que le vent souffle loin, des mythes en images que la marée essuie » [1].

Il s’agit en effet d’une pratique unique au monde, documentée depuis plus d’un siècle [2] et inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco [3]. Cependant, malgré cette reconnaissance prestigieuse, sa longue histoire et l’intérêt suscité chez divers chercheurs des années 1930 à nos jours [4,13], le dessin sur sable du Vanuatu n’a jamais fait l’objet d’une étude ethnographique dédiée1. Mon projet de doctorat, mené à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales entre 2016 et 2020, visait à combler cette lacune, à travers l’étude d’une des traditions locales les plus connues de l’archipel, celle de l’île d’Ambrym. Le texte suivant est un compte rendu du développement et des résultats du travail de terrain que j’ai mené dans cette île entre 2017 et 2018.

Matériel et méthodes

Ambrym est la cinquième île de l’archipel par sa dimension et la septième par son nombre d’habitants (7 369 hab. en 2009) [14]. Il s’agit d’une île volcanique, avec un grand appareil actif en son centre et une forme presque triangulaire, qui la partage naturellement en trois parties : le nord, le sud-est et l’ouest. La population est dispersée dans des hameaux plutôt petits, reliés par des chemins qui traversent des portions de forêt et des champs cultivés, principalement à igname (gen. Dioscorea).

Fig.2 : Localisation d’Ambrym dans l’archipel du Vanuatu et carte de l’île.
Fig.2 : Localisation d’Ambrym dans l’archipel du Vanuatu et carte de l’île.

La collecte de données a été réalisée dans l'ouest et le nord de l’île, où j’ai mené des entretiens individuels et collectifs. Ces entretiens ont eu lieu en bichlamar, lingua franca de l’archipel, que je parle couramment. Lorsque des malentendus sont apparus, ils ont été réglés par le recours aux langues vernaculaires de l’île (Ambrym est caractérisée par la présence de six langues différentes, dont quatre parlées dans l'ouest). Cela a été possible grâce à l’aide précieuse des représentants locaux du Centre Culturel du Vanuatu, le filwokas Filip Talevu Bongmial e Sera Pita, qui m’ont gentiment suivi tout au long de mes recherches.

Ces entretiens se sont tenus à plusieurs reprises dans les villages d’Emyotugan, Yautilie, Polipetakever, Lolibulo, Sessivi, Ienteneulioo, Wuro, Craig Cove (dans l'ouest) et dans les villages de Ranon, Faramsu, Ranvetlam, Lonbé, Fanto, Ranbwé, Fanrereo, Fanla, Olal, Wou, Fona, Linbül, Ranhor, Neha, Likon, Topol et Melvat (dans le nord). Ils ont fini par prendre la forme de grandes fêtes qui comprenaient l’exécution et la documentation vidéo de dessins sur sable, des discussions sur l’origine et la signification de dessins spécifiques, de grands repas communautaires, la narration de contes d’Europe de ma part et, bien sûr, la consommation de kava2.

Le résultat de ce travail de terrain a été l’enregistrement vidéo de 96 dessins sur sable (119 en comptant séparément les variations graphiques de la même figure), dont la plupart n’avaient jamais été décrits en détail et dont près de la moitié n’avaient jamais été documentés auparavant. Les autres informations obtenues concernaient l’histoire et l’évolution dans l’utilisation des dessins, les principes de construction des figures et la logique qui sous-tend leur particulière ambiguïté sémiotique. Ces données m’ont permis de produire une description détaillée de cette tradition insulaire, dont je propose un bref résumé dans la section suivante.

Résultats

Le dessin sur sable d’Ambrym – observations générales

Dans la langue vernaculaire du nord d’Ambrym les mots utilisés pour décrire l’activité de « dessiner sur sable » sont tuhan ran tan. Dans l’ouest de l’île, cette pratique est appelée tisan yan tan (langue Daakaka), tuhan ran tan (Dalkalaen), tisan lan tan (Daakie) ou ta’han tan (Raljaja). Toutes ces variantes peuvent être traduites littéralement par « dessiner/écrire/tracer des signes sur le sol ».

Les difficultés de traduction du verbe « tis » donnent un indice immédiat de la résistance qui caractérise le dessin sur le sable par rapport à des classifications aisées. En même temps, la référence vernaculaire au mot « sol » plutôt qu’à celui de « sable » (adopté dans les définitions anglaise, française et bichlamar) découle du contexte matériel dans lequel ces images sont habituellement tracées sur cette île.

En raison de sa nature volcanique, Ambrym se caractérise par un sol très poreux, sombre et compact, généralement recouvert d’un mince voile de téphra (cendre volcanique), une combinaison qui en fait un fond parfait pour la pratique du dessin sur sable. En fait, contrairement au sable, la composition plus fine du téphra produit une accumulation latérale plus faible de la matière déplacée lors du traçage des lignes du dessin. Cela permet d’obtenir un niveau de détail plus élevé et, en même temps, une lecture visuelle plus facile de l’image qui, étant donné cette conformation particulière du sol, apparaît comme sculptée en relief gravé.

Peut-être aussi en raison de ces conditions favorables à l’exécution de figures détaillées, les dessins sur sable d’Ambrym sont parmi les plus complexes de tout l’archipel. Leurs dimensions peuvent varier, selon le dessin, de 20 à 150 cm2, mais certains dessins sur sable peuvent être encore plus grands. Dans ce cas, ils seront dessinés par deux personnes qui partageront la même ligne continue. Lors de mon travail sur le terrain, cela ne s’est produit qu’une seule fois, lorsque Karu Ifrem et Kintor Jacob du village de Fanrereo se sont associés pour produire le dessin sur sable localement connu sous le nom de Cigale.

Le dessin sur sable d’Ambrym – histoire et évolution de la pratique

À Ambrym, je n’ai pas documenté aucun mythe expliquant l’origine du dessin sur sable. Les informateurs ont généralement convenu que cette pratique a simplement été importée du sud-est et des petites îles au large du nord-est de Mallicolo il y a longtemps. Cela peut suggérer que le dessin sur sable était déjà connu dans l’île dans la seconde moitié du XIXe siècle, mais ni Lamb [15], ni Speiser [16] le mentionnent dans leurs carnets de voyage. Ainsi, le premier à documenter le dessin sur sable d’Ambrym fut Bernard Deacon, en 1927 [17].

En discutant des fonctions du dessin sur sable dans le contexte des hameaux d’Ambrym qui, dans la première moitié du XXe siècle, résistaient encore à la christianisation, James Hanghang Tainmal, homme estimé de Fanla et fieldworker honoraire du Centre Culturel du Vanuatu, m’a expliqué que ses aînés utilisaient les dessins sur sable comme forme de divertissement, système de communication, pour faire des promesses et pour accomplir des actes de divination3. En particulier, dans le contexte de la société hiérarchisée et des cérémonies initiatiques telles que le rom, le bato et le luan, les dessins sur sable servaient surtout comme moyen mnémotechnique pour la conservation de toute une série de connaissances rituelles, révélées et transmises de manière sélective en fonction des circonstances de leur exécution.

Pour mieux garder leurs secrets, certains dessins sur sable étaient tracés exclusivement dans l’enceinte des initiés [18,19] ; une autre solution pour protéger le savoir secret associé au dessin sur sable consistait à recouvrir la figure d’une signification profane. Ainsi, une figure exécutée devant des enfants et décrite dans les termes d’un conte pouvait révéler une signification secrète dans le contexte de l’initiation, et une autre signification pouvait remplacer ou enrichir cette dernière dans le contexte d’une initiation supérieure. Cette solution pouvait également être utilisée comme un moyen de signaler la possession de connaissances secrètes à des « acquéreurs potentiels » [20], sans les révéler.

Suite à la conversion générale au christianisme, réalisée – à quelques exceptions près – dans les années 1950 et 1960, le dessin sur sable a perdu son rôle d’outil initiatique, mais il n’a pas disparu. Interrogés sur leur propre apprentissage, de nombreux dessinateurs sur sable qui ont grandi au cours des mêmes années m’ont expliqué que dans le nouvel aménagement spatial des villages chrétiens – privés de lieux de cérémonie et de maisons d’hommes – les hommes se réveillaient tôt le matin, sortaient de leurs huttes et se rassemblaient dans l’espace ouvert situé au milieu du village pour « se réchauffer les os au soleil »4. Ils y réalisaient et partageaient des dessins sur sable, échangeaient des connaissances sur les figures anciennes et nouvelles et, selon l’âge des jeunes qui assistaient aux représentations, utilisaient les dessins sur le sable pour les divertir ou pour les instruire par l’enseignement de mythes et de contes.

Le nouveau contexte d’opposition à la hiérarchie du mage a conduit de nombreux artistes à ne plus révéler les significations ésotériques des figures, celles-ci étant perçues comme en contraste avec les préceptes du christianisme. Par conséquent, seules les significations profanes de nombreux dessins sur sable ont été transmises, et beaucoup d’autres significations ont été complètement perdues.

Quoi qu’il en soit, que les dessins sur sable aient été transmis indépendamment de leur signification constitue une preuve indirecte du fait que cette pratique est restée un loisir populaire : les dessins sur sable étaient exécutés, enseignés et appris indépendamment des sujets qu’ils représentaient. Dans ce contexte, l’exercice et la transmission des anciens dessins sur sable ont permis aux nouveaux artistes d’acquérir les connaissances nécessaires pour produire de nouvelles figures.

Toutefois, le dessin sur sable pratiqué dans les villages désormais chrétiens ne se réduisait pas à une simple activité de loisir. Le dessin sur sable a également été utilisé comme un outil pour une nouvelle forme d’éducation. En fait, la connaissance du dessin sur sable a conservé certains avantages pratiques : à la lumière d’un système scolaire de type occidental encore peu ancré, il représentait un moyen important de transmettre et de préserver des connaissances de natures différentes, de l’horticulture à l’astronomie, en passant par l’histoire des villages.

Si jusque dans les années 1980 les dessins sur sable ont été réalisés avec une certaine continuité, à la fin de la décennie, la situation a commencé à changer. Le système éducatif formel a pris le temps jusqu’alors consacré à la pratique du dessin sur sable, et de nouvelles formes de divertissement ont remplacé son utilisation comme activité de loisir. Cependant, au moment où la pratique semblait destinée à disparaître, la proclamation du dessin sur sable comme chef-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité par l’Unesco en 2003 et l'organisation des festivals de dessin sur sable dans quatre îles différentes du nord du Vanuatu ont donné un nouvel élan à la production de figures. Comme par le passé, les maîtres du dessin sur sable se sont inspirés du monde contemporain, sans oublier leur patrimoine culturel ou l’aspect éducatif. Les festivals ont montré des dessins sur sable récemment conçus, représentant des avions, des sujets bibliques et des histoires du passé précolonial.

Dans les compositions récentes de dessin sur sable, la « dérive figurative » des motifs semble à première vue évidente ; cependant, en regardant de plus près, les figures conservent une ambiguïté sémiotique fondamentale. Les figures qui semblent illustrer clairement un sujet (par exemple les deux volcans d’Ambrym en coupe verticale) révèlent encore une autre interprétation possible (l’île vue de dessus), et les motifs anciens sont récupérés et chargés de nouvelles significations.

En bref, mes travaux de terrain à l’ouest et au nord d’Ambrym m’ont donné l’occasion de reconstruire les transformations qui se sont produites dans l’utilisation de la pratique au fil du temps, mais aussi de déceler des continuités fondamentales. Parmi ces continuités, deux se distinguent par leur importance : les principes graphiques qui sous-tendent la composition des dessins et la coexistence de plusieurs significations associées à une même figure.

Le dessin sur sable d’Ambrym – composition graphique de figures

Dans une sorte de renversement émique de l’analogie élaborée par Gell sur le jardin mélanésien comme œuvre d’art [21], dans l’ouest et le nord d’Ambrym c’est la construction des dessins sur sable elle-même qui est conçue comme une œuvre de jardinage. En particulier, la composition des dessins sur sable est liée à l’art de cultiver l’igname.

La réalisation d’un dessin sur sable débute, dans la plupart des cas, avec le dessin sur le sol d’une sorte de grille, ou cadre. Cette grille est généralement constituée par des lignes perpendiculaires appelées lee, iye (ouest Ambrym) ou reeetu  (nord Ambrym), mots qui peuvent être généralement traduits par « piquets » – métaphore qui rappelle les tuteurs en bois utilisés comme supports pour la croissance des vignes d’ignames. Une fois que l’artiste a choisi le dessin sur sable qu’il veut représenter, il « jette » (trace) les piquets selon la disposition souhaitée et, ensuite, il procède à la localisation du point de départ du dessin sur sable proprement dit. Ce point clé est connu localement – en suivant la métaphore horticole – comme bweti tis ou pari tu (littéralement « souche de l’écriture »). De là, l’artiste, sans jamais lever le doigt du sol, trace une sorte de boucle qui superposée à la grille définit l’image évoquée. Il devra entourer et traverser en diagonale tous les carrés formés par le croisement des piquets, sans jamais revenir deux fois sur le même tracé, en terminant ce véritable « parcours » au point de départ.

Si un dessin sur sable est bien exécuté, l’artiste n’hésitera pas à tracer sa ligne continue, laissant au public l’impression d’assister au déroulement d’une boucle ininterrompue. Or, ce n’est pas le cas. La ligne continue peut-être « divisée » en une série de sous-séquences qui sont à leur tour composées d’éléments iconique et aniconique localement reconnus (cercle, boucle, flèche, double flèche, tête, etc.).

Considérons un exemple pratique : L’eau du myzomèle cardinal (myzomela cardinalis), tracé par John Beunkon à Wuro (Ouest Ambrym). D’abord, Beunkon dessine la grille et localise la souche du dessin.

Fig.3 : Construction du dessin sur sable L’eau du myzomèle cardinal, phase 1 : traçage des « piquets » (gauche) et identification de la « souche » du dessin (droite). Reconstruction graphique par l’auteur.
Fig.3 : Construction du dessin sur sable L’eau du myzomèle cardinal, phase 1 : traçage des « piquets » (gauche) et identification de la « souche » du dessin (droite). Reconstruction graphique par l’auteur.

Après avoir effectué ces opérations fondamentales, Beunkon procède à l’exécution de la ligne continue. Dans ce cas particulier, la ligne continue (ou séquence générale) de ce dessin sur sable résulte du déroulement de trois sous-séquences qui, à leur tour, résultent de la triple rotation de différents ensembles de combinaisons de mouvements standard. J’appelle ce dernier type de combinaisons « sous-séquence clé », car sa connaissance est la condition nécessaire et suffisante pour que l’artiste puisse réaliser son dessin sans difficultés.

Fig.4 : Construction du dessin sur sable L’eau du myzomèle cardinal, phase 2 : développement de la ligne continue par l’exécution de trois sous-séquences clés et leur rotation. Reconstruction graphique par l’auteur.
Fig.4 : Construction du dessin sur sable L’eau du myzomèle cardinal, phase 2 : développement de la ligne continue par l’exécution de trois sous-séquences clés et leur rotation. Reconstruction graphique par l’auteur.

Ce processus de décomposition illustre l’économie mnémonique qui sous-tend la stabilité graphique des figures en dépit de leur fragilité matérielle : l’exemple de L’eau du myzomèle cardinal montre que le nombre des informations qu’un artiste du dessin sur sable doit mémoriser pour tracer correctement une image (cadre, localisation du cadre, déroulement des sous-séquences clés) est plutôt faible par rapport à l’ensemble des opérations graphiques.

Pourtant, en regardant la figure, on peut être frappé par la complexité de la dernière sous-séquence clé, surtout si on la compare à la relative simplicité des précédentes, et on peut se demander comment on pourrait s’en souvenir. Cependant, cette comparaison est trompeuse, car la complexité croissante des sous-séquences clés est en quelque sorte tempérée par la réduction progressive de la possibilité graphique générée par « l’empilement » des tracés précédents. En fait, si la première sous-séquence clé n’était conditionnée que par la grille, la seconde l’est à la fois par la grille et la première, et la troisième par la grille et les deux sous-séquences clés qui l’ont précédée. Cette accumulation limite progressivement les possibilités de manœuvre de l’artiste, jusqu’à ce qu’il (ou elle) n’ait plus d’autre choix que de suivre la seule « route » à sa disposition.

Le dessin sur sable d’Ambrym – sens exposé, sens caché

Le dessin sur sable appelé L’eau du myzomèle cardinal, dont je viens d’illustrer la composition graphique, est un bon exemple de la polysémie généralement associée à ces figures. Pour mieux démontrer ce que j’affirme, je vais maintenant exposer l’occasion où le dessin m’a été montré.

Ce dessin a été réalisé pour moi par John Beunkon, l’un des plus grands experts en dessin sur sable de tout Ambrym. J’étais venu le voir un matin à sa maison pour l’interroger sur certaines figures documentées par Deacon en 1927. Parmi eux se trouvait le dessin de sable en question, que l’anthropologue britannique avait copié dans son carnet de terrain, en ajoutant dans la marge ces mots : « Wi man bwetewaseé – un petit oiseau noir à tête rouge ».

Beunkon m’a expliqué que le terme pouvait être traduit par L’eau du myzomèle cardinal, et a commencé à tracer le dessin sur le sable. Il l’a décrit comme la représentation de quatre oiseaux, se baignant dans l’eau de quatre noix de coco. Les oiseaux s’étaient ensuite rendus à un étang pour se regarder, et après s’être trouvés « brillants », s’étaient envolés.

Fig.5 : Traduction visuelle de l’histoire associée au dessin sur sable L’eau du myzomèle cardinal. Construction graphique de l’auteur.
Fig.5 : Traduction visuelle de l’histoire associée au dessin sur sable L’eau du myzomèle cardinal. Construction graphique de l’auteur.

Après cette explication, Beunkon resta silencieux. À ce moment, habitué aux histoires relativement courtes et plutôt cryptiques associées aux dessins sur sable d’Ambrym, je considérais la question réglée. Pour vérifier si j’avais bien compris, j’ai commencé à récapituler l’histoire, en demandant des confirmations de la signification des différentes parties du dessin sur sable, pour éviter des malentendus dans les reconstitutions futures. Beunkon a d’abord confirmé l’histoire qu’il venait de raconter et la signification des différentes parties du dessin sur sable (les oiseaux, les noix de coco, l’étang etc.), mais tandis qu’il parlait, il s’est senti de plus en plus mal à l’aise. Finalement, il ne pouvait plus se retenir et a éclaté en une déclaration libératrice :

« En vérité, ces oiseaux ne sont pas des oiseaux mais des hommes. Des hommes qui possèdent un sort, un sort sous forme de chant. Ce chant était utilisé pour enchanter l’eau contenue dans certaines noix de coco. Une fois lavés avec cette eau, les hommes devenaient aussi fascinants que le myzomèle cardinal, et comme il avait su attirer leur regard, ils pouvaient attirer celui des femmes qu’ils aimaient. Les gens voulaient cacher cette histoire et le chant, alors ils l’ont couvert avec l’histoire des oiseaux. La vraie histoire contient aussi la chanson »5.

« Ce ne sont pas vraiment des oiseaux ! » Beunkon prononça cette dernière phrase avec un grand sourire de soulagement sur le visage, comme s’il s’était libéré d’un grand fardeau. Comme il m’a dit plus tard, cela faisait probablement des années depuis la dernière fois qu’il avait tracé – et parlé – de ce dessin sur sable. Il m’a également dit que son père faisait partie des hommes qui possédaient le charme en question – qu’il fallait chanter en tenant dans la bouche une feuille spéciale –, mais qu’il n’avait pas voulu transmettre à ses enfants ni la chanson ni le nom de la feuille. La conversion au christianisme a conduit de nombreux hommes d’Ambrym à considérer les connaissances traditionnelles comme contraires aux préceptes de la nouvelle foi, et en conséquence, de nombreux pères ont fini par refuser de transmettre à leurs héritiers les pratiques de sorcellerie des « temps des ténèbres ». Le chant avait donc été perdu, et tout en décrivant le dessin sur sable, Beunkon avait pensé que, compte tenu de cela, il n’y avait aucune raison de dissimuler davantage la vraie histoire qui avait inspiré le dessin. Sa révélation, il a conclu, aurait au moins évité que le dessin ne devienne un simple conte pour enfants.

Conclusions

Le dessin sur sable du Vanuatu n’a jamais fait l’objet d’une analyse ethnographique dédiée. Au cours de mes recherches doctorales, j’ai tenté de combler - au moins partiellement - cette lacune par la description d’une tradition locale : celle de l’île d’Ambrym. Cela a donné lieu à une étude de terrain réalisée entre 2017 et 2018 dans l’ouest et le nord de l’île.

L’étude et la documentation de plus d’une centaine de dessins, ainsi que l’examen du contexte dans lequel ils ont été développés et utilisés, m’a permis de reconstruire les fonctions exercées par cette pratique, de réfléchir à ses transformations au fil du temps et d’identifier ses principes fondamentaux.

Cela m’a conduit à reconnaître que, malgré les changements intervenus dans les sujets et les fonctions du dessin sur sable, les principes de la composition des figures et leur polysémie intrinsèque restent des caractéristiques constantes de la pratique. Dans la dernière partie de l’article, j’ai donné un exemple pratique de ces caractéristiques en examinant un cas concret, le dessin sur sable appelé L’eau du myzomèle cardinal.

Enfin, une dernière remarque. Le travail de terrain a révélé que les termes locaux pour décrire les principes de composition du dessin sur sable sont tirés du monde de la culture de l’igname. Cette analogie convient parfaitement pour décrire cette pratique.

Tout comme l’igname germe, et une fois sortie du sol, est soignée par le planteur d’ignames dans sa croissance autour des piquets de bois disposés autour du monticule d’où la vigne est poussée, le dessin sur sable se déroule dans l’esprit d’un artiste et il est soigné pour qu’il se développe autour les lignes du cadre, qui soutiennent et guident son chemin. Initialement, la plante résiste à ce processus, tout comme la ligne : d’où l’importance des premières interventions sur la vigne et des premières séquences du dessin sur sable. Cependant, en peu de temps, la plante « apprend » à pousser de la bonne manière, exactement comme les principes graphiques canalisent le chemin de l’artiste, le libérant de la nécessité de se rappeler de la séquence de la ligne pas à pas. Au cours de sa croissance, la plante revient à son point de départ après s’être accrochée à tous les soutiens qui entourent le monticule ; il en va de même pour le dessin sur sable, qui revient à sa « souche ». Cependant, l’essence de ce que la plante et l’image représentent reste cachée ; la source de leur expression vitale reste respectivement souterraine et dans l’esprit de l’interprète, pour n’être révélée qu’en temps voulu.

Notes

  1. Une reconstruction détaillée des raisons historiques et épistémologiques pour lesquelles une telle étude n'a jamais été réalisée est proposée dans le premier chapitre de ma thèse de doctorat, intitulée Gardens of the Mind : a study on Vanuatu sand-drawing. La thèse a été soutenue le 14 décembre 2020.
  2. Le kava (Piper methysticum) est une culture traditionnelle des îles du Pacifique. La racine de la plante est utilisée pour préparer une boisson aux propriétés sédatives.
  3. James HangHang TainMal : c. p., Fanla (Nord Ambrym), 2018.
  4. Filip Talevu Bongmial, Edwin Taso, Bong Man Melip, Mansop Jessy, John Worwor : c. p., Emyotugan, Lolipulo, Polipetakever (Ouest Ambrym), 2017 et Ranon (Nord Ambrym), 2018.
  5. John Beunkon : c. p., Wuro (Ouest Ambrym), 2017.

Remerciements

Je tiens à remercier la Fondation Aublet, qui a financé ce projet par une bourse de recherche doctorale en 2016, et en a fait l’objet d’un Prix de thèse en 2020. Je tiens également à remercier mon directeur d’étude, M. Carlo Severi, pour son soutien et ses conseils. Je remercie tout particulièrement les membres du Centre Culturel de Vanuatu, notamment les filwokas Filip Talevu Bongmial et Sera Pita, qui m’ont accueilli chez eux au cours de mes séjours à Ambrym. Enfin, je remercie toutes les femmes et tous les hommes d'Ambrym qui ont partagé avec moi leurs connaissances et leurs expériences : à eux je dédie une pensée pleine d’affection et de gratitude.

Références

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Fig.1 : Carte géographique du Bénin
Fig. 1 :  Conscrits Ex-combattants participant à la journée de protestation devant le Congrès de la République du Pérou. Cliché: C. Granados (Lima, septembre 2019).
Fig. 1 :  L’élaboration de tortillas au foyer à partir de masa fraîche (maïs broyé), visible en arrière-plan, 2022. Photo de Morgan Jenatton
Fig. 1 : Croquis. Localisation de San Juan, le « centro poblado », un hameau du Sumapaz, territoire rural de 780 km2 appartenant à Bogota, capitale de la Colombie.
Tab.1 : Exemples de variations phoniques en quichua d'Imbabura et en quicha normalisé.
Fig.1 : Buffle solidement attaché à l’aide de cordes, prêt à être mis à mort
Fig. 1 :  Famille chibcha (Chamoreau 2020, adapté de Constenla Umaña 2012)

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