« Le tri des déchets est une nouvelle culture » ? Analyse des supports de communication des associations féminines promouvant le recyclage et la réduction des déchets en Mongolie

« Waste sorting is a new culture »?: analysis of the communication mediums of  women's associations promoting waste recycling and reduction in Mongolia

RESUME / ABSTRACT

Face à l'augmentation drastique de la production de déchets en Mongolie, des groupes, principalement féminins, se sont formés sur les réseaux sociaux et promeuvent le zéro-déchet, la réduction des déchets, le tri et le recyclage. Utilisant les arguments de la modernité, du cosmopolitisme et de la culture dans la lignée des campagnes culturelles socialistes (1940-1960), elles se font le relais des politiques et des projets internationaux qui présentent le déchet comme un problème environnemental mondial. Adoptant leur communication et leur vocabulaire standardisé international comme attribut d'un sujet mongol moderne et cosmopolite, la communication de ces groupes n'exploite ainsi que très peu la figure de l'éleveur nomade, pourtant souvent associée à un mode de vie respectueux de la nature et qui ne laisse pas de trace. Pourtant, à l'épreuve de l'observation, les éleveurs nomades trient plus leurs déchets que les urbains, même si les raisons évoquées ne sont pas les mêmes.

Facing a radical growth of the waste production in Mongolia, some groups, mostly composed of women, were formed on social medias to promote zero-waste, waste reduction, waste sorting and waste recycling. Using the arguments of modernity, cosmopolitism and culture in line with socialist cultural campaigns (1940-1960), they relay international policies and projects which display waste as a worldwide environmental issue. While these groups use their standardized and international communication mediums and vocabulary to portray a modern and cosmopolitan Mongolian subject, their communications seem to neglect the image of the nomadic herder, even though it is often associated with an ecofriendly way of life, which leaves no trace, in Mongolia. However, as the observation shows, nomadic herders sort waste more than urban people, even though their motives are different.

TEXTE INTEGRAL

Loin de l'image romantique des pasteurs nomades à la conscience environnementale profondément développée, la Mongolie se classe aujourd’hui au 12e rang mondial de la production de déchets/jour/habitant avec un total de 2,62 kg par personne, soit environ 3 353 548 tonnes de déchets produits en 20181. 90 % d'entre eux sont mis en décharge sans être préalablement triés, simplement déposés sur un terrain dédié à cet effet. Ils sont alors facilement emportés par le vent et répandus à travers le territoire, quand ils ne sont pas tout simplement jetés à même le sol. J. Dierkes rapporte ainsi qu'au cours d'ateliers organisés avec les habitants de différentes régions du pays en 2018, la gestion des déchets a été identifiée parmi les défis les plus pressants [1].

Fig.1 : Les déchets d'un campement d'éleveurs nomades, nord de la Mongolie, Hövsgöl, 2019
Fig.1 : Les déchets d'un campement d'éleveurs nomades, nord de la Mongolie, Hövsgöl, 2019. Photo Anna Dupuy.

En réaction, des communautés soutenant la réduction, la réutilisation et le recyclage des déchets ont vu le jour, se fédérant autour de pages et de groupes Facebook. Au sein de ces communautés virtuelles, les membres communiquent sur leurs pratiques domestiques individuelles et sur leurs motivations, se partagent des exemples de modes de vie zéro-déchet venant de l'étranger et organisent des systèmes de collecte des déchets recyclables. Ces groupes, créés par des femmes, mobilisent des adhérents à très large majorité féminine2. Les déchets ménagers appartiennent en effet en Mongolie à la sphère domestique, domaine des femmes, et sont réputés faire baisser le hijmor', la chance, des hommes, si ces derniers en venaient à les évacuer de l'habitation. Cela conduit nécessairement les femmes à s'intéresser plus que les hommes aux questions de tri et de réduction des déchets dans l'espace domestique, mais viser un public féminin pour le sensibiliser et faire changer ses pratiques s'inscrit également dans la stratégie de ces groupes : Sarangaa explique ainsi que non seulement ce sont les femmes qui décident des achats destinés à leur foyer et influencent la consommation de leur ménage, mais aussi qu'elles peuvent transmettre leurs nouvelles connaissances à leurs maris, qui eux, agiront et prendront les décisions qui changeront la société. Ainsi, les femmes sont présentées comme celles qui chuchotent à l'oreille des puissants, celles qui peuvent changer le monde et résoudre le problème des déchets depuis leur cuisine.

C'est la parole de ces femmes, initiatrices ou membres de ces communautés virtuelles, qui sera ainsi présentée dans cet article, afin de comprendre les idées qui sous-tendent le tri des déchets dans l'économie domestique.

Mônhzùl, Bužinlham, Altantuâ, Naraa et Sarangaa se croisent sur les réseaux sociaux autour des pages Réduisons nos déchets (Hogoo Bagasgaâ), Mongolie sans déchet (Hoggùj Mongol), Zero Waste Mongolia, ainsi que dans des événements et des conférences de sensibilisation. Dans cet article, les supports de communication analysés sont ainsi issus d'entretiens réalisés avec chacune d'entre elles, d'une analyse de leurs publications sur les pages citées précédemment, ainsi que de leurs communications, de leurs diaporamas et des flyers qu'elles ont distribués lors de deux conférences : Ajoute de la couleur (Ôngô nèm) (2019) portant sur le tri des déchets et YouthVoices2019 : faire de la richesse à partir des déchets - Les 3R en Mongolie (hog haâgdlaas baâlag ruu -3R Mongold) (2019). À cela s'ajoute, à titre de comparaison, l'analyse du discours porté par un ouvrage d'éducation à l'écologie à destination des enfants Écologie. École. Enfant (èkologi surguul' hùùhèd) [2], ainsi que des données récoltées lors d'observations participantes dans le foyer d'éleveurs ruraux, chez Od et Čimgèè, chez Ganhuyag et Narantuâ, ainsi que chez Tùmèndèmbèrèl entre 2015 et 2020.

Entre les pratiques de gestion domestique des déchets portées par ces femmes urbaines et éduquées, et celles pratiquées par les éleveurs ruraux, les différences peuvent sembler majeures. Alors que les groupes féminins de réduction des déchets, de tri et de recyclage utilisent des supports et des discours internationaux standardisés pour présenter ces « nouvelles pratiques » comme étant modernes et novatrices, participant à la « protection de l'environnement » et témoignant d'un « amour de la nature », la figure de l'éleveur nomade, omniprésente dans la société mongole et présentée comme garante de l'identité nationale [3] se fait rare. Les questions écologiques sont pourtant un terreau fertile à la réinterprétation de la tradition à l'aune des nouvelles préoccupations environnementales, et les références à une tradition mongole qui serait par essence proche de la nature et respectueuse de l'environnement est souvent mise en avant par les mouvements écologistes mongols. Parmi ces femmes urbaines et éduquées, l'accent est toutefois mis sur le tri et le recyclage comme des « pratiques nouvelles » en Mongolie, ce qui peut pourtant être remis en question par l'analyse des pratiques des éleveurs nomades.

La réduction et le recyclage des déchets en Mongolie : signes de modernité, de culture et d'urbanité, importés de pays-modèles

N'oubliez pas qu'une personne civilisée et éduquée a toujours ses déchets dans ses mains, ses poches ou son sac

(Écologie. École. Enfant, 2011:48)

 L'ouvrage Écologie. École. Enfant initie les enfants à l'écologie et leur présente le déchet comme un problème devant être traité par le tri et le recyclage. Ces principes de gestion des déchets sont associés aux « pays les plus développés et cultivés » (hôgžiltej, soëltoj ihènh uls oron), depuis lesquels il faudrait les importer : « nous devons les introduire dans nos vies » (ùùnijg bid am'draldaa nevtrùùlž, zaaval hèrèglèh ëstoj). De même, Mônhzùl, fondatrice du groupe Réduisons nos déchets, écrit dans un billet : « Le tri des déchets est une nouvelle culture », et présente les pratiques en cours en Corée, en Allemagne ou encore en Suède comme des modèles à suivre.

L'utilisation du terme « culture » (soël), dans ce cadre, n'est pas anodine. Porteur d'une lourde histoire politique récente, ce mot ne peut manquer de rappeler les campagnes culturelles (soëlyn dovtolgoon) lancées par le gouvernement communiste de la République Populaire de Mongolie dans les années 1940-1960, visant à transformer le mode de vie de la population, afin de surmonter son état « d'arriération » (hocrogdol) pour en faire des Nouveaux Hommes Mongols, modernes, civilisés et cultivés (soëltoj), sur le modèle de l'Homo Sovieticus de l'URSS. Calqué sur les modes de vie et les normes urbaines européennes, l'impératif d'être cultivé touchait autant l'éducation et l'alphabétisation que les sphères plus intimes de la vie quotidienne et domestique : les vêtements et les corps se devaient d'être lavés à l'eau et au savon et les habitations propres et sans déchet, sous peine d'humiliation publique. Le terme de « culture » se mit ainsi à incarner un mode de vie moderne, éduqué et urbain, hygiénique et cosmopolite [4].

Les groupes zéro-déchet mongols contemporains, en reprenant ce vocabulaire, cette rhétorique et la mise en exergue de pays-modèles, s’inscrivent ainsi dans la lignée de ces campagnes culturelles hygiénistes socialistes et associent la bonne gestion des déchets à des valeurs morales et à des qualités qui définiraient l’individu qui les adopte. Ainsi, appliquer un modèle international et standardisé à la gestion de ses déchets serait, selon leurs discours, la garantie de se définir et d’être défini par les autres membres de ces groupes, comme un individu moderne, cosmopolite et cultivé.

Fig. 2 : Mônhzùl présentant le système de tri mis en place au Japon lors de la présentation de l'association Réduisons nos déchets à Mörön, 2019
Fig.2 : Mônhzùl présentant le système de tri mis en place au Japon lors de la présentation de l'association Réduisons nos déchets à Mörön, 2019. Photo Anna Dupuy.

Construits comme un problème environnemental mondial, les déchets font en effet l'objet de politiques et de projets internationaux dont la communication est relativement homogène et standardisée: cette standardisation internationale des imaginaires et des discours écologistes serait, selon Philippe Descola, une nécessité qui permet la communication entre les états, les entreprises et les associations étrangères ou locales, dans un langage commun, indépendant des perceptions vernaculaires du monde [5].

Pour promouvoir cette « nouvelle culture » de la réduction, du tri et du recyclage des déchets, les associations mongoles suivies développent en effet elles aussi des représentations du déchet conformes à celles qui dominent à l'échelle mondiale et aux arguments écologistes. Elles associent la réduction du déchet à la protection de la nature et de l'environnement, naturel et urbain, et déploient des codes de communication bien connus et identifiables.

Ainsi, la couleur verte est-elle omniprésente sur leurs prospectus et la moitié d'entre eux sont illustrés de feuilles ou d'arbres feuillus. Les villes sont représentées sur le modèle de la ville-verte, moderne, propre et lisse et, sur les images, des buildings blancs ou verts cohabitent avec des poubelles de recyclage, des usines d'où émergent de petites feuilles vertes, des panneaux solaires et des éoliennes, des arbres, des oiseaux, de l'herbe verte et du ciel bleu. Une image bien éloignée d'Oulan-Bator, ville la plus polluée du monde en hiver3, souvent qualifiée de capitale très laide, pauvre en espaces verts, dans les périphéries de laquelle les décharges sauvages prolifèrent.

Fig.3 : « Notre ville propre (…) Pour une ville sans déchet, saine et propre ». Affichage urbain du département de la gestion des déchets et des espaces verts d'Oulan-Bator, 2019. Photo Anna Dupuy.
Fig.3 : « Notre ville propre (…) Pour une ville sans déchet, saine et propre ». Affichage urbain du département de la gestion des déchets et des espaces verts d'Oulan-Bator, 2019. Photo Anna Dupuy.

Suivant les modèles dominant de l'écologie, les femmes auprès desquelles j'ai réalisé mon terrain et leurs communautés adoptent également le langage et les nomenclatures internationales pour parler du déchet, le définir et le catégoriser, s'appuyant dès lors sur sa matérialité et sa recyclabilité (verre, plastique PET, HDPE, LDPE, etc.). Si l'adoption, l'utilisation et la diffusion d'une communication standardisée basée sur des modèles étrangers permet à ces associations de s'assurer une crédibilité et un dialogue sur un terrain commun avec d'éventuels financeurs et observateurs internationaux, elle permet aussi de renforcer l'image du sujet mongol qui trie ses déchets comme un sujet moderne et cosmopolite.

Sur les publications Facebook analysées, beaucoup de publications étrangères, traduites ou non, sont diffusées et popularisent des concepts, des mouvements, et des pratiques vues comme étrangères. Le groupe Zero Waste Mongolia a ainsi choisi de conserver le nom anglais, l'écrivant parfois en alphabet cyrillique mongol (зеро вейст - zero veist), revendiquant de cette façon son adhésion à l'idéologie de ce mouvement international et son inscription dans sa lignée. Cette utilisation de supports de communication étrangers et de leurs codes est facilitée tant par le parcours des fondatrices de ces groupes, que par celui de leurs auditrices. En effet, la plupart des fondatrices des groupes cités ont étudié ou vécu à l'étranger et parlent couramment une langue étrangère, pendant que beaucoup de leurs membres présentent un profil similaire, voire vivent actuellement à l'étranger. Ainsi, la troisième ville depuis laquelle la page Réduisons nos déchets est consultée est Séoul (avec 318 visites en mars 2020), derrière Oulan-Bator (20 879 visites) et Erdenet (387 visites)4.

L'utilisation du vocabulaire anglophone et des catégories standardisées internationales pour parler du déchet participe à en imposer une représentation dominante. Si une tranche de population urbaine éduquée semble y adhérer, il en est autrement pour une partie de la population mongole, notamment les populations rurales, et plus particulièrement les éleveurs nomades, qui semblent par ailleurs être ignorés de ces campagnes de sensibilisation.

L'utilisation de représentations différentes du déchet peut ainsi conduire à des incompréhensions, voire des heurts, entre les porteurs de projets urbains ou étrangers, les associations locales et les populations. Ainsi, alors qu'une évaluation de la production des déchets d'un village devait, selon les volontés du financeur, prendre en compte les kilos de déjections du bétail en tant que déchets, peu de membres de la population les ont réellement comptabilisés: les déjections du bétail ne sont en effet pas considérées par les populations rurales comme appartenant à la catégorie déchet et donc comme étant pertinentes dans cette enquête, mais surtout une partie de ces déjections sont utilisées comme combustibles (argal), ressources importantes plutôt que déchet, contrairement aux catégorisations des organisations internationales.

L'adoption de cette nouvelle nomenclature tend ainsi à brouiller les catégories locales du déchet qui se transforment selon les nouvelles préoccupations de tri et de recyclage. Les principaux termes utilisés en mongol pour parler de déchet sont hog et haâgdal, qui, en milieu rural, semblent se différencier de par la manière dont on s'est séparés de l'objet et de par la connaissance qu'on a de la manière dont les autres s'en sont séparés. Haâgdal désigne le déchet jeté volontairement, hog, celui dont la provenance est inconnue, dont on ne sait pas comment il est devenu déchet, et par extension, tous les amas de déchets de manière générale [6]. En ville, la distinction se double d'un sens lié à la recyclabilité du déchet. Ainsi, en milieu urbain, le haâgdal semble renvoyer au déchet recyclable et le hog au déchet définitif, au rebut, sans que cette distinction ne soit totalement claire et fixée, ni ne fasse l'unanimité. Le sens mis derrière le vocabulaire utilisé semble en pleine évolution.

De même que le vocabulaire, la transformation des pratiques proposées par les associations suivies et mises en modèle sur leurs réseaux sociaux est pensée par des urbaines, pour des urbaines, et qui plus est, pour des urbaines présentant un certain niveau social : elles proposent par exemple de réduire les déchets en utilisant des objets réutilisables (couverts en bois, pailles en métal, sacs en tissus) plutôt que leurs homologues jetables. Ces solutions sont illustrées par des images d'appartements, de réfrigérateurs, de boîtes repas à emporter, de cuisines luxueuses, mettant en scène un mode de vie urbain, éloignées de l'agencement des yourtes et du quotidien des éleveurs ruraux. Adopter un comportement conforme aux exigences de la gestion écologique dominante des déchets serait ainsi un signe de savoir-vivre urbain afin de « bien » habiter la ville et le monde. Ces solutions ne sont ainsi pas pensées à destination de la population d'éleveurs nomades, exclus de la « nouvelle culture » portée par la nouvelle gestion des déchets, ou tout simplement, non perçus comme de potentiels destinataires de ces campagnes. Pourtant, à l'heure d'internet, ils ont souvent accès aux mêmes réseaux sociaux que le reste de la population, au moins de manières ponctuelles si ce n'est en permanence, la couverture internet du pays avançant à grands pas.

L'image ambivalente de l'éleveur nomade et de la culture mongole dans la communication sur la « nouvelle » gestion des déchets

La communication de ces associations ne fait que peu mention, dans la forme comme dans le fond, des éleveurs nomades. Une des rares traces relevées du pastoralisme nomade mongol dans leur communication semble être une diapositive de l'association Réduisons nos déchets titrée : « Protégeons notre culture ». Cette dernière associe une culture mongole traditionnelle, présentant les attributs que sont la yourte, l'éleveur et le deel6, avec des ustensiles tels que des récipients en verre, en métal et en bois utilisés dans la fabrication de produits laitiers, exemples parfaits d'objets réutilisables.

Sur cette diapositive, les éleveurs ne sont pas considérés comme des cibles potentielles de ces campagnes, mais comme un rappel que la culture nationale mongole serait, ou en tout cas, aurait été, un modèle de faible production de déchet. Contredisant ainsi l'idée que la réduction des déchets est un phénomène nouveau à importer de l'étranger comme le clamait des supports précédents, cette diapositive, référence isolée, ne pèse pas lourd. Si les éleveurs sont encore associés dans l'imaginaire mongol aux porteurs de l'identité nationale [3] et à des pratiques écologiques, ils le sont plus au passé qu'au présent. Bužinlham explique : « Avec notre culture nomade, nous étions les gens les plus minimalistes et les plus respectueux de la nature (…) Nous étions eco-friendly». Elle fait référence, non aux éleveurs d'aujourd'hui, confrontés eux aussi à la consommation du plastique et aux objets à usage unique destinés à devenir déchets, mais à ses ancêtres. Selon elle, ils laissaient leurs campements « propres » après la nomadisation, sans aucune trace. Naraa, quant à elle, évoque une « civilisation traditionnellement sans déchet (…) perdue pour toujours » [7].

L'image des nomades respectueux de l'environnement, notamment dans le contexte de la gestion des déchets, semble être perçue comme appartenant au passé. Ils consomment en effet de plus en plus de biens qui s'amassent à côté de leurs campements ou qu'ils jettent dans leur environnement sans y réfléchir : « Si un objet n'a plus d'utilité, ils le jettent, même si c'est par la fenêtre de leur voiture » (Naraa).

Si la figure de l'éleveur oscille entre l'écologiste naturel ou le pollueur ignorant, les représentations du monde, de l'environnement et de l'espace qui leur sont associées peuvent néanmoins être réutilisées, réinterprétées par certains groupes de réduction des déchets pour essayer de changer les pratiques, non par les arguments de la modernité, mais par des arguments se référant aux représentations traditionnelles. Altantuâ, Mongole vivant en France depuis plus de 25 ans et tenant une agence de voyage, a installé des panneaux dans le parc naturel de l'Orhon, en Mongolie, sur lesquels un spectre menace : « À chaque mégot de cigarette et à chaque déchet que tu jetteras, l'esprit farouche de la montagne viendra prendre sa revanche autant de fois ». Faisant référence à la perception du territoire comme la propriété d'esprits-maîtres des lieux sur lequel il ne faudrait pas laisser de traces d'occupation humaine pour ne pas le mettre en colère, Altantuâ associe les déchets à ces traces indésirables pouvant provoquer leur vengeance. Elle admet elle-même qu'elle ne croit pas à ces « superstitions » et que son objectif est d'essayer d'effrayer ses concitoyens, en leur parlant dans un registre qui pourrait les atteindre.

De même, dans le hall d'un immeuble d'Oulan-Bator, c'est une affichette qui rappelle : « Si tu jettes tes déchets dans la poubelle, cela décuplera ta bonne-fortune, car c'est un récipient tourné vers le haut. En revanche, si tu jettes tes déchets par terre, tu finiras ruiné !!! ». Cet exemple fait référence à un concept proprement mongol : le « dessus » (des plats et des liquides par exemple), considéré comme le « meilleur », le « supérieur » [8], recueillerait la bonne énergie. Mettre ses déchets sur le dessus d'un récipient (ici la poubelle) serait ainsi associé au meilleur, à la prospérité, alors que les jeter vers le sol implique une trajectoire, vers le bas, le « moins bon ». Cette adaptation de conceptions mongoles à des pratiques de gestion des déchets actuelles, bien que peu convaincante et suscitant plus le rire que l'adhésion, montre des tentatives isolées pour inclure une « culture mongole » dans la communication moderniste entourant les pratiques de gestion des déchets par ces associations. Elle permet néanmoins d’ancrer symboliquement un message.

Ignorées, isolées, les références à une culture mongole incarnée par la figure de l'éleveur nomade sont rares et semblent renvoyer à un passé idéalisé, mais en passe d'être perdu. Les rares réinterprétations de conceptions mongoles du monde en tant qu'arguments pour l'adoption d'une bonne gestion des déchets (jeter dans les poubelles, trier, recycler) le sont par des personnes qui n'y croient plus et sont accueillies avec bienveillance, mais sans réelle adhésion.

Ainsi, si les éleveurs et la culture mongole sont perçus comme ayant été « ecofriendly », ils ne sont pas considérés comme l'étant aujourd'hui et la référence à la tradition peine à convaincre. Les éleveurs d'aujourd'hui ne sont plus considérés comme minimalistes, et leur gestion des déchets n'est pas pensée comme pouvant être incluse dans les « nouvelles pratiques », qui sont résolument pensées comme modernes et étrangères.

Un tri des déchets dans les campements nomades : une pratique pas si nouvelle que cela ?

En dépit des préjugés qui les perçoivent comme bien loin d'embrasser l'imaginaire urbain du « bien » jeter, les éleveurs trient leurs déchets. Dans la famille de Čimgèè et d'Od, les déchets « propres » et « secs »8 comme le papier ou les papiers de bonbons sont jetés dans le feu du foyer domestique [9]. Les restes de repas nourrissent les chiens, pendant que le métal, le verre et les vêtements sont jetés sur le tas d'ordures et que les bouteilles plastiques sont conservées dans la yourte de stockage pour servir de contenants aux produits laitiers. Beaucoup d'objets cassés sont réparés ou conservés en vue d'une réutilisation : s'adapter et bricoler se dit mongolčloh, c'est-à-dire « faire à la Mongol» [10]. Ils trient ainsi plus que la majorité des habitants des villes qui jettent tout dans une même poubelle, contraints par leur espace domestique plus restreint. Trier les déchets est, pour les éleveurs, une manière de gérer la circulation des objets-déchets dans l'espace domestique, afin de préserver l'ordre du campement, de la yourte, et par là même, l'ordre du monde [11], et ne s'inscrit pas dans la recherche d'une identité moderne, ni dans des préoccupations écologistes.

L’analyse des supports de communication de ces groupes de réduction et de tri des déchets montre que ces derniers présentent le tri comme une pratique moderne et novatrice, venant de l'étranger, devant être adoptée par les Mongols. Dans la lignée des campagnes culturelles socialistes et des politiques et projets environnementaux internationaux, ils valorisent des pratiques urbaines, cosmopolites et occidentalisées, et ignorent ces mêmes pratiques lorsqu'elles relèvent d'un imaginaire mongol rural. Pourtant, les éleveurs semblent bien plus habitués au tri des déchets que les urbains.

Fig. 4 : Une entreprise de recyclage de bouteilles plastiques et de cannettes, Oulan-Bator, 2019. Photo Anna Dupuy.
Fig. 4 : Une entreprise de recyclage de bouteilles plastiques et de cannettes, Oulan-Bator, 2019. Photo Anna Dupuy.

Notes de bas de page

  1. Données du ministère de l'environnement et du tourisme mongol.
  2. 75,6% des profils ayant visité la page Facebook Réduisons nos déchets (Hogoo bagasgaâ) étaient féminins en mars 2020.
  3. Oulan-Bator serait la "capitale la plus polluée du monde en hiver", notamment à cause de l'utilisation intensive du charbon pour chauffer les habitations lorsque les températures tombent pendant plusieurs mois entre -20°C et -40°C. Les taux de particules fines (PM2,5) atteignent alors des niveaux records. Dans ses quartiers périphériques, elle présente également de nombreuses décharges sauvages.
  4. Ces données sont à prendre avec des pincettes : les lieux d'habitation indiqués sur leur profil par les visiteurs de cette page n'ont en effet aucune obligation d'être leur lieu d'habitation réel.
  5. Enquête réalisée dans le cadre du projet d'Ecosoum de mise en place d'un tri et d'un recyclage des déchets dans le village de Hišig- Ôndôr.
  6. Vêtement traditionnel mongol, symbole fort de l'identité nationale.
  7. Elle utilise elle-même ce terme anglais, bien que l'entretien ait eu lieu en mongol.
  8.  « Secs » selon les représentations mongoles, c'est-à-dire ni humide, ni n'ayant de lien avec un principe vital ou fraîchement mort [9].

Remerciements

Cette recherche a fait l’objet d’une aide financière par la Fondation Martine Aublet (Paris, France).

Références

[1] Dierkes J. Reducing garbage by re-establishing bowl use. Mongolia Focus 23 Septembre, 2018 (http://blogs.ubc.ca/mongolia/2018/reusable-milk-bowl/)

[2] EBS-iin bagsh, suragchdyn ekologiin bolovrold zoriulav, Ekologi, surguul', hüühed, shine öngö hhk, Oulan-Bator; 2011.

[3] Myadar O. Imaginary Nomads: Deconstructing the Representation of Mongolia as a Land of Nomads. Inner Asia 2011;
13:2: pp. 335-362.

[4] Tsetsentsolmon B. The ‘gong beat’ against the ‘uncultured’: contested notions of culture and civilization in Mongolia. Asian Ethnicity 2014; 15:4: pp. 422-438.

[5] Descola P, Charbonnier P. La composition des mondes : Entretien avec Pierre Charbonnier. Flammarion; 2014.

[6] Dupuy A. Là où était la yourte d'un vaurien, il reste un tas de merde": "déchets", moralité et prospérité dans l'économie domestique rurale mongole. Mémoire de master, Université Nanterre Paris X; 2015.

[7] Gursed N.  Improving solid waste management in rural Mongolia through a local and autonomous associative approach: the case of Khishig-Undu. Mémoire de master, Iris-Sup; 2018.

[8] Ruhlmann S. L'Appel du bonheur. Le partage alimentaire mongol. s.l. : Études Mongoles et Sibériennes, Centrasiatiques et Tibétaines; 2015.

[9] Delaplace G. L’actualité d’une tradition. Rites de mort dans le Nord-Ouest de la Mongolie. Mémoire de maîtrise - Université Nanterre Paris X; 2001.

[10] Empson L. Subjective Lives and Economic Transformations in Mongolia : Life in the gap. London: UCL Press; 2020.

[11] Marois A. D’un habitat mobile à un habitat fixe. Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines 2006, pp. 36-37.

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