Patrimoines naturels et culturels à Kinmen : la construction d’une identité collective aux frontières de la Chine

Natural and Cultural heritage in Kinmen: constructing a collective identity at the frontiers of China

RESUME / ABSTRACT

En étudiant deux groupes d’acteurs distincts travaillant sur les différents objets menacés/protégés à Kinmen, cest étude tente à décrire l'évolution du concept de « patrimoine » sur cette île. Le processus révèle une nouvelle forme d’intelligence frontalière, marquée tout à la fois par les opportunités de développement avec la Chine continentale et par l'embarras causé par des tensions entre les deux rives.

Through the study of two different stakeholder groups in Kinmen, the article attempts to describe the evolution of the concept of "heritage" on Kinmen Island. The evolution process reveals a new form of border intelligence that marked both by development opportunities with mainland China and embarrassment caused by cross-strait tensions.

TEXTE INTEGRAL

Introduction : d’une base militaire à une île muséale

L’île de Kinmen, nommée Quemoy au xixe siècle par les observateurs européens faisant du commerce sur les côtes chinoises du Fujian, fut le siège de terribles batailles qui opposèrent l’armée de la Chine communiste à l’armée de Tchang Kai-Shek dans la seconde moitié du xxe siècle. Après la victoire de Mao Zedong en 1949, Tchang Kai-Shek se réfugia avec son armée à Taïwan, dans l’idée de reconquérir la Chine continentale depuis Kinmen. Il y mobilisa plus de 100 000 soldats pour occuper l’île [1].

Dans la décennie suivante, de violents combats s’y déroulèrent faisant des milliers de victimes, qui furent enterrées à la hâte, sans même avoir reçu les rites nécessaires au passage dans l’au-delà. Aux affrontements armés succéda une période de guerre froide, fragile accalmie constamment menacée par la reprise des combats. La loi martiale fut imposée par le gouvernement de Taïwan, qui interdit alors aux occupants de Kinmen de s’approcher de la zone côtière de leur territoire, de s’adonner à l’activité de pêche hauturière et bien entendu d’avoir le moindre contact avec les habitants des côtes de la Chine continentale, notamment avec ceux de la ville de Xiamen, située juste en face et à seulement neuf kilomètres de l’île de Kinmen. Kinmen devint alors un territoire-frontière entre deux États situés de part et d’autre de la mer de Chine, revendiquent tous deux depuis ce jour, et jusqu’à aujourd’hui, de représenter la Chine traditionnelle [2].

Fig.1 : Vue de Xiamen depuis l’île de Kinmen. Phot. Chung Li-wai, 2016. © Chung Li-wai
Fig.1 Vue de Xiamen depuis l’île de Kinmen. Phot. Chung Li-wai, 2016. © Chung Li-wai

En 1992, la guerre froide prit fin avec la levée de la loi martiale. En 1995, le gouvernement de Taïwan décida de créer un vaste Parc Naturel national sur l’île de Kinmen. Il s’agissait d’une réserve vouée à la préservation de l’environnement local, mais aussi à la conservation et la mise en valeur de l’habitat traditionnel, des lieux de cultes – de nombreux temples de style Min-nan datant de l’époque Ming et Qing subsistent encore sur ce territoire – ainsi que des musées. Le Musée de la bataille de Guningtou fut construit en 1984 et le Musée de l’artillerie en 1958 sur les lieux des champs de bataille et intégrés au Parc National. Cette mise en valeur de l’architecture historique et de la culture de guerre fait aujourd’hui exception au sein de l’ensemble des huit Parcs Nationaux de Taïwan – caractérisés par la préservation de leur écosystème – et confère à l’île un attrait touristique évident pour les Taïwanais.

Pour ces nombreuses raisons, l’île de Kinmen est apparue comme un terrain intéressant pour étudier et comprendre la relation que ces deux États, la République Populaire de Chine et la Chine Républicaine (Taïwan) entretiennent avec cette zone frontière. La notion de patrimoine – dans son acception par les habitants de l’île – se présente sous trois formes : les traces de l’histoire humaine, la diversité de la nature, la richesse de sa culture propre. Dans le contexte actuel de mondialisation, l’existence même de Kinmen est une véritable pièce de musée de la société sinisée, témoin de la période historique du début du xxe siècle au Fujian. En effet, l’architecture des époques Ming et Qing relate les moments de son apogée, les espèces de faune et flore disparues depuis longtemps de la Chine continentale se trouvent présentes dans leurs milieux naturels, et le territoire conserve les mémoires de la période de guerre civile et de guerre froide.

Fig.2 : La maison de Beishan a été survécu de la guerre. Phot.Tsai Chi-shun, 2016. ©Tsai Chi-shun 
Fig.2 La maison de Beishan a survécu à la guerre. Phot.Tsai Chi-shun, 2016. ©Tsai Chi-shun 

Matériel et méthodes de travail

Les enquêtes de terrain se sont appuyées en premier lieu sur les travaux scientifiques portant sur les oiseaux, les loutres, les insectes, les serpents, etc. Cette première enquête a mis en lumière deux groupes d’acteurs distincts travaillant à Kinmen. Un ensemble formé par les chercheurs locaux, l’autre ensemble composé de scientifiques extérieurs à l’île de Kinmen. Au fur et à mesure du travail sur le terrain en leur compagnie, ainsi que par le biais des formations offertes par le Parc National de Kinmen, j’ai dégagé deux conceptions parallèles du savoir.

Le groupe formé par les locaux joue le rôle de « sentinelles de l’environnement » [3]. Leurs connaissances se sont accumulées majoritairement à partir de l’histoire de tradition orale au sein du cadre familial élargi ainsi que de l’expérience personnelle, car ces acteurs trouvent ces sources plus légitimes que les différentes formations instituées par le monde académique scientifique. Cette connaissance pragmatique est renforcée par le traitement de sujets en rapport direct avec la localité, projets lancés et définis par l’administration locale autour de son périmètre. La majorité des travaux issus de ce groupe sont subjectifs et apologétiques, ils ne font que rarement référence à d’autres travaux de recherches scientifiques et sont souvent répétitifs ou strictement informatifs. Cette connaissance est aussi marquée par la spécialisation : une fois qu’un chercheur local s’est attribuée une thématique, il s’empare de ce sujet dont il écarte d’autres chercheurs éventuels ; ce domaine de recherche devient ainsi un domaine réservé du spécialiste en question.  

Les acteurs du groupe de chercheurs extérieurs sont majoritairement des professeurs ou des docteurs de l’Université de Taïwan. Ils se rendent régulièrement sur l’île pour donner des formations aux habitants et résidents. À la différence des chercheurs locaux, ils encouragent « la science citoyenne », c’est-à-dire le fait pour chaque citoyen de contribuer individuellement à l’avancée scientifique dans le but d’en retirer le monopole aux élites. Dans cette perspective, il est crucial de recueillir des données à même les sites pour créer un registre de données d’un environnement spécifique permettant par la suite à d’autres spécialistes de les consulter librement pour en faire l’inventaire ou l’évaluation. En effet, la donnée traitée seule ou de manière personnelle est souvent stérile.

Ces deux méthodes de travail opposent souvent les deux groupes de recherche. L’origine de ce conflit remonte au début des années 1990 lorsque fut levée la Loi Martiale – alors que très peu de chercheurs taïwanais s’intéressaient à Kinmen, les projets de recherche étaient donc monopolisés par le groupe des travailleurs [locaux] en écologie et nature. Dans ce contexte, ce groupe bénéficiait d’un haut prestige ainsi que d’une forte valorisation économique, sans que toutefois la qualité de leurs travaux ne soit questionnée ou vérifiée. Depuis plusieurs années, l’attrait scientifique pour Kinmen a décuplé et de plus en plus de chercheurs choisissent ce lieu comme terrain de recherche, ce qui a fini par ébranler la légitimité et donc l’économie du groupe local. C’est la raison pour laquelle les chercheurs autochtones sont souvent réticents, voire hostiles envers les chercheurs extérieurs. 

Résultats

Les enquêtes de terrain ont montré qu’il n’existe pas d’équivalent au terme « patrimoine » dans la langue chinoise. Les habitants de Kinmen emploient un tout autre vocable pour définir cette notion, traduite littéralement par propriété ancestrale (zuchan 祖產) – ou tsóo-sán en langue min-nan. Selon les autochtones, ce terme conceptuel représente d’abord les biens immobiliers hérités (de son ancêtre direct) pour assurer sa propre subsistance [4]. Les propriétaires de ces biens immobiliers hérités peuvent être une famille entière ou un lignage, ou aujourd’hui encore un comité lignager – non pas un individu propriétaire, mais un groupe1. L’ancêtre étant considéré comme un esprit ou un dieu de la famille, il confère à la terre et à l’édifice le caractère saint et des obligations de piété [5]. Dans ce contexte, la préservation de l’architecture à Kinmen n’implique pas seulement une démarche culturelle et esthétique, mais porte aussi une dimension religieuse.

Fig.3 : Temple lignager du style « queue d’hirondelle  ». Phot. Chung Li-wai, 2016. © Chung Li-wai
Fig.3Temple lignager du style « queue d’hirondelle  ». Phot. Chung Li-wai, 2016. © Chung Li-wai
Fig.4 : Temple lignager du style « queue d’hirondelle  ». Phot. Chung Li-wai, 2016. © Chung Li-wai
Fig.4 : Temple lignager du style « queue d’hirondelle  ». Phot. Chung Li-wai, 2016. © Chung Li-wai

L’architecture de Kinmen a longtemps été caractérisée par le seul style traditionnel Min-nan, correspondant aux constructions de type « toits en forme de queue d’hirondelle ou de selle de cheval (yanwei mabei, 燕尾馬背) » [6], style qui s’est développé au cours des dynasties Song et Ming et qui reliait son propriétaire à la réussite des concours impériaux. C’est vers la fin du xixe et au début du xxe siècle qu’est introduit un type architectural nouveau, inspiré par la culture occidentale et introduit par les expatriés de Kinmen partis travailler à Singapour ou en Malaisie. Ce style appelé yanglou (洋樓) « bâtiment occidental » reflète par ailleurs la colonisation par l’Angleterre de ces deux pays d’Asie du Sud-Est.

Fig.5 : Architecture de type yanglou (洋樓) « bâtiment occidental » Phot. Chung Li-wai, 2018. © Chung Li-wai
Fig.5 : Architecture de type yanglou (洋樓) « bâtiment occidental » Phot. Chung Li-wai, 2018. © Chung Li-wai

Aujourd’hui les habitants de Kinmen sous l’égide des autorités locale se mobilisent pour faire inscrire l’île et son architecture sur la liste du Patrimoine Mondiale de l’Unesco. Cependant ce projet n’a aucune chance d’aboutir au vu du statut de Taïwan dans la communauté internationale, cette dernière n’étant pas autorisée à ratifier la convention par veto systématique de la République Populaire de Chine. Ainsi les autorités locales et autochtones de Kinmen perpétuent ce type de démarche symbolique malgré l’évidence du refus de l’Unesco.      

Avant que Kinmen n’occupe ce statut de territoire-frontière entre la Chine et Taïwan, l’île n’était encore qu’une petite société fermée sur elle-même, ayant peu d’interactions avec l’extérieur. L’altérité, pour les habitants, se matérialisait, jusqu’au milieu du xxe siècle, par la seule présence d’un autre lignage. C’est la période de la guerre civile, conflit déclenché entre deux puissances belligérantes fondant deux États antagonistes, qui a conduit au statut particulier pour l’île de Kinmen. Cette dernière s’est retrouvée sous la gouvernance de Taïwan, à devoir affronter la menace militaire et écologique de la Chine continentale. Et c’est pour lutter ouvertement contre l’impérialisme chinois que la propriété ancestrale a été transmise dès lors par obligation patrimoniale. Cela explique l’obstination symbolique manifestée par les habitants et autorités locales pour inscrire leur île au Patrimoine mondial de l’Unesco [7]. Si la propriété ancestrale de Kinmen venait à être considérée comme bien commun mondial, sous l’appellation de « patrimoine historique », elle bénéficierait du plus haut degré de préservation possible [8]. L’importance désormais pour les habitants de l’île n’est pas le résultat de cette requête, mais la construction d’une solidarité interne pour défendre leur ressource commune, affirmer leur identité nationale et obtenir la reconnaissance internationale.  

Conclusion

À partir d’enquêtes ethnographiques sur les pratiques patrimoniales mises en œuvre sur cette « île-frontière » entre la Chine et Taïwan, ma recherche met en avant les différentes réponses de ce territoire face aux pressions extérieures depuis la guerre froide. La création de musées et d’un Parc National ne résulte pas uniquement de la volonté de l’État taïwanais, mais répond aussi à un besoin de modernisation des habitants qui insistent sur la création de valeur ajoutée en prenant appui sur le développement du tourisme de masse [9]. Ce dernier, bien que créant un apport économique considérable, est aussi responsable d’une destruction écologique majeure. Le traitement de la question environnementale par les deux systèmes de savoir parallèlement à Kinmen, une méthode locale issue de la tradition « lettrée » chinoise et une méthode académique occidentale dite « scientifique », souvent en concurrence et parfois complémentaires, est dès lors un enjeu majeur dans cette nouvelle période historique. La tension sur ces questions entre les deux groupes est palpable et révèle de nombreux aléas géostratégiques. Il ne s’agit pas tant pour les habitants de Kinmen de perpétrer un conservatisme imprégné de la tradition chinoise que de construire une nouvelle identité qui manifeste aussi leur attachement viscéral à leur passé et à leur environnement [10]. L’évolution du concept de « patrimoine » exprime ainsi une nouvelle forme d’intelligence frontalière, vis-à-vis de la menace écologique de l’autre face de la mer [11].

Note

  1. Le comité lignager (Zong qin hui, 宗親會) est un produit de la société confucéenne. C’est une association de représentants d’un même lignage constituée dans le but de maintenir la solidarité entre ses membres. Il exerce une certaine autorité sur les sacrifices, le droit foncier, etc. Le nombre de membres d’un tel comité peut varier de quelques personnes pour les petits lignages à plus d’un millier pour les grands lignages.

Remerciements

Cette recherche a fait l’objet d’une aide financière par la Fondation Martine Aublet (Paris, France).

Références

[1] Szonyi M. Cold War Island: Quemoy on the Front Line. Cambridge/New York: Cambridge University Press; 2008.

[2] Cabestan JP, Vermande B. La Chine en quête de ses frontières. La confrontation Chine-Taïwan. Paris: Presses de Sciences Po; 2005.

[3] Keck F. Sentinels for the Environment: Birdwatchers in Taïwan and Hong Kong. China Perspectives 2015; 2: pp.41-50.

[4] Liu MF. "Land in the Construction of Translocal Chinese Community: The Ideal-type of Land Attachment and Its Demonstration in the Case of Quemoy". Translocal Chinese: East Asian Perspectives 10.2 (2016): pp. 293-315.

[5] Thoraval J. La mort en Chine. In: GODELIER Maurice (dir), La Mort et ses au-delà. Paris: CNRS Éditions, « Bibliothèque de l’anthropologie »; 2014, pp. 201-240.

[6] Cao C. (曹春平) L’Architecture traditionnelle de Min-nan (闽南传统建筑). Xiamen: Université de Xiamen(厦门大学出版社); 2006.

[7] Vidal F, Dias N. (ed). Endangerment, Biodiversity and Culture. London, New York: Routledge; 2015, pp. 1-38.

[8] Descola P. À qui appartient la nature ? La Vie des Idées Jan 21, 2008 (http://www.laviedesidees.fr/A-qui-appartient-la-nature.html)

[9] Boltanski L, Esquerre A. Enrichissement. Une critique de la marchandise. Paris: Gallimard; 2017.

[10] Wang X. Une frontière ouverte à tous les vents: la construction de l’identité collective de l’île de Kinmen. In Situ Revue des patrimoines 2019; no 38. (https://journals.openedition.org/insitu/20126)

[11] Billioud S. (dir). Dossier: La Chine et ses frontières continentales. Perspectives chinoises 2008/3.

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