Perceptions et variations sur la langue : portrait fragmentaire de l’innu-aimun à travers ses locuteurs et locutrices (Québec)

Perceptions and Variations in Language: a partial picture of Innu-Aimun from Native Speakers (Quebec)

RESUME / ABSTRACT

Ce court article est un rapport de terrain, qui s’est déroulé au Québec dans des communautés innues au cours de l’année 2017. L’innu-aimun est une langue de la branche centrale de la famille algonquienne, elle fait partie du continuum cri-innu-atikamekw-naskapi. Les témoignages recueillis au cours de mes recherches m’ont aidée à appréhender le système de la langue et sa façon de traduire le monde. De ces entretiens ressortent différentes perceptions de la langue formant comme un patchwork - fortement coloré par le contexte (post)colonial - qui illustre la diversité interne des langues, objets fuyants si ce n’est fondamentalement indéfinissables. Ce rapport en propose un fragment, où figure un principe inhérent à toute langue : la variation.

The brief article presented here is based on fieldwork that took place in Innu communities of Quebec in 2017. Innu-aimun is a Central Algonquian language and is part of the Cree-Innu-Atikamekw-Naskapi linguistic continuum. The testimonies gathered during my investigations helped me understand the language system and how it explains the world. Additionally, such interviews present different perceptions of the Innu language, like a patchwork  deeply influenced by the (post)colonial context  that illustrate the internal diversity of languages, elusive objects, which are hard to define. The present report provides an overview, featuring an inherent principle of any language: variation.

TEXTE INTEGRAL

Tshui nenuen a ?1 Mise en contexte

L’innu-aimun est parlé au Québec par près de 12 000 locuteurs et locutrices, répartiEs dans dix communautés2, principalement situées sur la Côte-Nord du Saint-Laurent .

Fig.1 : Les communautés autochtones du Québec
Fig.1 : Les communautés autochtones du Québec

La création de ces communautés résulte de l’effort colonial du gouvernement fédéral pour sédentariser des populations nomades, dont les déplacements cycliques couvraient de larges territoires. La langue bénéficie d’un processus de standardisation dynamique, elle est enseignée dans les écoles des communautés et commence à figurer au programme de certaines universités [1-3]. Pourtant, le nutshimiu-aimun - la langue du territoire, celle qui nomme les caractéristiques des arbres et des montagnes et élabore une véritable carte mentale pour celles et ceux qui « montent dans le bois » - se meure dans le changement imposé par le rythme sédentaire et la vie « moderne ». Le quotidien des Innuat ne stimule plus les mêmes ressources : beaucoup déplorent qu’en perdant son rapport au territoire, l’Innu perd toute une partie de sa langue qui lui permettait de vivre avec le territoire. Cette perte, corrélée à une situation de diglossie et, paradoxalement, au processus de grammatisation3 - qui tend à gommer les particularités dialectales-, produit chez les Innuat divers sentiments repris ici à travers leurs témoignages4.

« Je ne parle bien aucune langue ! » (X5). Entre diglossie et bilinguisme, aspects de la cohabitation de l’innu et du français

La majorité des Innuat comprend et parle le français, malgré des nuances générationnelles et géographiques. D’une part, les aînéEs parlent plus aisément innu, alors que beaucoup de jeunes s’expriment en français. D’autre part, les communautés éloignées conservent davantage l’usage de leur langue que celles situées plus proches des villes. Andy estime par exemple qu’à Mashteuiatsh, près de Chicoutimi, au moins 80% des habitantEs parlent français et non plus l’innu. La ville offre aux Autochtones la possibilité de travailler hors de la communauté, ce qui favorise l’usage du français. À Uashat, communauté accolée à la ville de Sept-Îles, il constate que les enfants comprennent l’innu mais répondent en français, « alors qu’à Schefferville, ils parlent très bien innu ». La communauté de Matimekush-Lac John (Schefferville) est en effet totalement isolée. La ville de Schefferville6 n’est accessible par voie de terre que par un train la reliant à Sept-Îles en 12h minimum, c’est dire si elle est éloignée de l’influence du français !

Le directeur de l’école secondaire de Uashat considère qu’environ 10% des élèves ne comprennent pas la langue innue. Outre l’existence de cours d’innu, l’établissement organise des activités parascolaires et invite des aînéEs pour familiariser les élèves avec la langue et la culture.

Fig. 2 : Emploi du temps classe de secondaire 1, école secondaire Manikanetish (Uashat)
Fig. 2 : Emploi du temps classe de secondaire 1, école secondaire Manikanetish (Uashat)

De plus, l’Institut Tshakapesh, organisme culturel et éducatif innu, est chargé de promouvoir et développer des travaux autour de la langue. Il y a donc un certain dynamisme pour le maintien de l’innu, bien qu’il naisse du sentiment de péril dans lequel il se trouve.

Le bilinguisme des Innuat est un autre aspect de la cohabitation innu/français. X estime parler 1/4 de français et 3/4 d’innu : « je ne parle bien aucune langue ! » Pour mon enquête linguistique, X a traduit des phrases du français à l’innu mais n’a pas traduit l’innu en français. En plus de son sentiment d’incompétence dans la langue cible, X, confrontéE au quotidien au contexte francophone de Sept-Îles, est habituéE à passer du français à l’innu, mais non de l’innu au français. Son rapport intime à sa langue maternelle peut aussi expliquer son refus de la traduire dans une langue dont l’hégémonie fragilise la sienne7. Lors d’un exercice d’enquête consistant à raconter une histoire en innu à partir d’un scénario décrit en français, Vicky B formule ainsi les difficultés qu’elle rencontre : « c’est que nous autres c’est le contexte d’abord, puis les personnes en dernier », tandis qu’en français on penserait en premier lieu aux personnages pour décrire une situation. Cette expérience illustre comment les processus mentaux permettant de construire un énoncé innu divergent de ceux nécessaires à l’élaboration d’une phrase française, ces systèmes linguistiques ne partageant pas la même organisation du monde.

Le « code-switching » est encore un effet du bilinguisme. Beaucoup d’Innuat insèrent des mots ou expressions en français dans une conversation en innu. Il s’agit souvent de vocables liés au mode de vie occidental (surtout les jours et les chiffres) qui n’existent pas ou sont trop longs et compliqués en innu. Andy confie que la langue de sa fille est constituée pour 6 mots innus de 6 mots français. Pour lui, « c’est comme ça que la langue se perd ».

« Vraiment j’suis mal prise... » (Marie-Marthe G). Des difficultés de se sentir émissaire légitime de sa langue, le « bon innu » et l’éducation en innu

Nous avons évoqué, au début de notre première partie, la différence de maîtrise de la langue selon les générations. Sur ce point, la politique assimilationniste du gouvernement fédéral, qui a notamment établi le système des pensionnats (de 1934 à 1979 au Québec) a créé une rupture de transmission de la langue. Dans ces institutions, l’usage de la langue des jeunes Autochtones éloignéEs de leurs proches était formellement interdit. La génération des pensionnats a souvent dû réapprendre la langue, ce qui explique en partie le fossé séparant leur langue de celle des aînéEs, mais aussi de celle des plus jeunes, enseignée à l’école. Les aînéEs sont donc perçuEs comme dépositaires d’une langue qui disparait. Ainsi, Matias (45 ans) raconte que lorsqu’il fait des fautes à la radio, sa mère l’appelle pour le reprendre : « Elle a vécu dans le bois, elle corrige même ma sœur qui enseigne à l’école ! » Quant à Marie-Marthe G (81ans), elle s’efface devant son mari - qui a vécu dans le bois et parle peu français - lorsqu’il s’agit de répondre à l’enquête : « j’suis mal prise ». J’ai souvent rencontré ce complexe de légitimité face à l’enquête linguistique. À Matimekush, Matias me renvoie uniquement à des gens « éduqués » en innu. Or, mon intérêt est au contraire d’enregistrer comment chacunE parle le plus spontanément possible. Même combat à Nutashkuan : « Faut voir avec Mani. Elle a deux certificats en innu, dont un en techno-linguistique… C’est elle la spécialiste, elle l’écrit pis toute ». Malgré mes remarques sur leur capacité à parler innu, mes interlocutrices insistent : « on n’est pas bonnes, on sait pas l’écrire ».

La conscience du « bon parler », considération somme toute subjective, est donc manifeste. Shan, qui vient de Matimekush, corrige Maud, originaire de Pessamit, lors de leurs discussions en innu. Elle se justifie : « Je parle innu comme les Québécois de Sept-Îles parlent français, alors qu’à Schefferville ils parlent très bien innu ». L’idée que les Innuat de Schefferville parlent mieux innu que sur la Côte est très présente, Shan considère même que les gens qui parlent vraiment l’innu sont celles et ceux de Schefferville et Mani-Utenam8. Un anthropologue québécois m’a aussi rapporté l’anecdote d’une Innue de Sept-Îles qui devait rencontrer l’ethnolinguiste J. Mailhot - connue pour sa parfaite maîtrise de l’innu - et qui craignait d’être corrigée sur sa langue.

Ainsi les changements de l’innu-aimun s’accompagnent de deux conceptions en apparence contradictoires du « bon innu » : l’une détenue majoritairement par les aînéEs, dépositaires du nutshimiu-aimun, et par les Innuat ayant conservé un usage plus exclusif de la langue ; l’autre réservée aux Innuat éduquéEs en innu, perçuEs comme des spécialistes de la langue, relevant finalement d’une vision plus occidentale du savoir. Dans la conscience d’une langue qui se transforme à grande vitesse, beaucoup ont le sentiment de ne pas parler le « bon » innu.

« Pourquoi tu crois tu parles innu et c’est pas de l’innu ? » (Anaëlle). Standard et spécificités dialectales, langue des bois et langue urbaine : variations sur l’innu

Le « bon innu » ne révèle pas seulement la conscience des mutations ou de l’effacement de la langue, possiblement secourable par la standardisation. Il témoigne aussi de la variation dialectale : d’une communauté à l’autre, le parler innu n’est pas le même.

Outre la prononciation, vocabulaire et expressions diffèrent.

Fig.3 : « Bienvenue » à Pessamit : tshima milu-takushinieku
Fig.3 : « Bienvenue » à Pessamit : tshima milu-takushinieku
Fig.4 : « Bienvenue » à Nutashkuan : tshima minu tukushunin
Fig.4 : « Bienvenue » à Nutashkuan : tshima minu tukushunin

Si les variétés dialectales sont globalement inter-compréhensibles, parfois la communication est mise à mal. À Nutashkuan, j’ai demandé à une enfant : tan eshinikashuin? [tan ehɪnīgahūn]9. Elle n’a pas compris et m’a appris : te enitakakowin? La phrase d’Anaëlle (9 ans), témoigne des tensions entre la langue que je tentais de parler et le parler des Innuat rencontréEs : « pourquoi tu crois tu parles innu et c’est pas de l’innu ? ». C’est par ailleurs une difficulté majeure dans le processus de grammatisation : plusieurs Innuat ne reconnaissent pas la langue standard comme leur et jugent linguistes et grammairiens : « ils ont pris notre langue et en ont fait une autre qu’ils s’approprient » (Michel).

Parfois, les différences dialectales sont telles que la communication est impossible. À Sept-Îles, deux Innues sont arrivées de Natuashish - province de Terre-Neuve Labrador. Daphnée, de Mani-Utenam, leur parle innu, mais elles ne comprennent pas. « C’est genre l’innu de Sheshatshit » dit Daphnée, comme si ce n’était pas vraiment la même langue10. Néanmoins, à Nutashkuan, lors de la visite de deux Cries de Nemaska, une Innue me dit : « pour se comprendre, ça prend un traducteur… mais si on parle lentement on peut se comprendre ». Le cri est considéré comme une langue distincte, bien qu’elle prenne part au même continuum linguistique. C’est là une particularité des chaînes dialectales, qui soulève la difficulté de circonscrire clairement une langue : si l’intercompréhension est possible - bien que difficile - d’une langue à l’autre, elle est parfois impossible entre deux dialectes de ce que l’on considère comme une seule langue.

Au-delà des variations dialectales et des faiblesses (inévitables !) de la langue standard, subsiste un aspect de la variation davantage diachronique, lié au changement du mode de vie. À Uashat, Laurent constate : « Aujourd’hui un aîné qui parle dans le bois à un jeune, ils se comprennent pas. Il faut pratiquer. Et aujourd’hui on pratique plus la langue des bois. L’innu d’aujourd’hui est très urbain. Il y a beaucoup de code-switching ». Josée, de Pessamit, constate aussi que la langue des bois est en danger car elle ne se transmet plus. Matias, à Matimekush, oppose les « Indiens du bois » aux « Indiens de l’asphalte » que sont les jeunes. Il raconte comment sa fille abrège sa langue : s’il lui demande si elle va voir sa grand-mère, elle lui répond « e nen », pour eshe nanikutini [ehe nenagutɪn] (« oui des fois »). C’est pour lui le signe de « l’altération inévitable de [leur] langue ancestrale confrontée à la modernité. »

Notes

  1. « Tu veux parler innu ? »
  2. Le terme « communauté » tend à remplacer celui de « réserve », et désigne les terres attribuées aux peuples autochtones par le gouvernement canadien.
  3. Ce terme désigne le processus consistant à décrire une langue et élaborer des outils métalinguistiques tels que grammaires ou dictionnaires [1].
  4. Ce rapport s’appuie surtout sur des conversations informelles avec des Innuat n’étant pas spécialement préparéEs: certaines informations ne sont pas forcément fiables, mais révèlent la perception de la personne, ce qui fait leur intérêt. L’interprétation et l’utilisation des propos reportés restent de ma seule responsabilité.
  5. Les prénoms des personnes intervenant dans les entretiens informels ont été changés. Cependant, quand il s’agit d’entretien formel, j’ai respecté leur souhait de rester anonymes (X) ou non.
  6. On dénombre à Schefferville environ 200 Blancs et près de 1000 Innuat.
  7.  Pour X, la langue et le respect des traditions sont importants face à un mouvement pan-amérindien pouvant étouffer les particularités, et à une économie touristique vulgarisant en partie les traditions ancestrales. Les rapports entre Allochtones et Autochtones ne sont de plus pas partout apaisés. L’usage d’une langue n’étant pas neutre dans un tel contexte, il est facile de concevoir le sentiment de réticence de X à traduire sa langue en français.
  8. Les parlers de ces communautés (incluant Uashat) sont réunis par les linguistes en un sous-ensemble dialectal, le uashau innu [4]. Sous l’appellation « innu » se cache en effet plusieurs variétés dialectales, la langue variant souvent d’une communauté à l’autre. L’idée d’un « vrai innu » ou « bon innu » traduit une certaine hiérarchisation de prestige entre ces différents parlers.
  9. « Comment tu t’appelles ? ». J’étais comprise à Uashat et Matimekush.
  10.  De fait, si les habitantEs de Natuashish s’identifient comme des Innuat, leur parler est aujourd’hui considéré comme étant du naskapi - autrement appelé mushuau innu « innu de la toundra »-, une variété perçue comme un dialecte transitoire entre ceux du cri de la Baie James (cri de l’est) et les parlers innus de la Basse Côte Nord [5], même si ces langues restent très proches.

Remerciements

Cette recherche a fait l’objet d’une aide financière par la Fondation Martine Aublet (Paris, France).

Références

[1] Baraby AM. Grammaticographie des langues minoritaires : le cas de l’innu. Thèse de doctorat, Québec: Université Laval; 2011.

[2] Drapeau L (dir.). Les langues autochtones du Québec, un patrimoine en danger. Québec: Presses de l’Université du Québec; 2011.

[3] Drapeau L. Grammaire de la langue innue. Québec: Presses de l’Université du Québec; 2014.

[4] Ford A, Drapeau L, Noreau-Hébert M. Phonologie et morphologie des flexions : rapport préliminaire sur la dialectologie des parlers cri-montagnais du Québec, première partie. Cahier de linguistique 1980; 10: 85-118.

[5] MacKenzie M. Towards a dialectology of Cree-Montagnais-Naskapi. Thèse de doctorat, Toronto: Université de Toronto; 1980.

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