L’habit ne fait pas le genre. Fabrication textile et rapports de genre au Burkina Faso

The clothes don’t make the woman. Textile manufacture and gender relations in Burkina Faso

RESUME / ABSTRACT

Mettant en évidence une féminisation des pratiques textiles au Burkina Faso, cet article interroge la redéfinition des rapports de genre engagés, de la filature à la commercialisation des étoffes, dans cette production artisanale. L’étude de la répartition et de l’organisation des activités textiles, si elle montre une place plus importante accordée aux femmes, ne permet pas pour autant d’affirmer une « inversion du genre » du tissage au Burkina Faso

This article highlights the feminization of textile practices in Burkina Faso and questions the redefinition of gender relations involved in this artisanal production, from spinning to the marketing of fabrics. The study of the distribution and organization of textile activities, while showing a more important place for women, does not allow us to affirm a "gender inversion" of weaving in Burkina Faso.

MOTS-CLEFS / KEYWORDS

TEXTE INTEGRAL

Introduction

Mes premiers travaux de recherche sur la transformation du coton au Burkina Faso partaient du constat que la part des femmes dans le tissage du coton, et plus largement dans la filière textile artisanale, ne cessait d’augmenter. Ce phénomène semblait alors inédit pour la sous-région ouest-africaine, où femmes et tissage étaient rarement associés. En effet, les peuples du Burkina Faso connaissaient depuis l’époque précoloniale une répartition traditionnelle1 des activités liées à la transformation du coton entre les femmes et les hommes [1]. Les femmes récoltaient les fleurs de cotonniers cultivés sur les champs de leurs maris ou leurs pères, puis elles égrenaient, cardaient et filaient le coton au fuseau, avant de remettre les bobines de fils aux tisserands. Le tissage, à l’inverse, était une activité exclusivement masculine. Elle était pratiquée sur des métiers horizontaux en bois à lisses suspendues et à pédales.

Fig. 1 : Tisserand mossi sur le métier traditionnel en bois à lisses suspendues et à pédales, Kaya 2018
Fig.1 : Tisserand mossi sur le métier traditionnel en bois à lisses suspendues et à pédales, Kaya 2018. Photo Laura Fortin.

La teinture des étoffes était effectuée, selon les différentes ethnies2, tantôt par les femmes, tantôt par les hommes. En revanche, la couture et les travaux d’aiguille, qui consistaient essentiellement dans l’assemblage des bandes de cotonnade, étaient toujours l’apanage des hommes et le plus souvent du chef de famille.

Dans ces sociétés fondées sur un mode de production domestique [2], la femme, malgré la place importante qu’elle occupait tant dans les travaux agricoles qu’artisanaux et domestiques, n’accédait pas au statut de productrice [2]. Le coton récolté par les femmes était déposé et conservé dans le grenier de leur époux, qui leur en restituait périodiquement une partie pour être filé. Le surplus de fil qui n’était pas utilisé pour la consommation familiale (en pagnes pour l’habillement quotidien ou religieux, en linceuls, en présents ou en dots maritales), était troqué ou échangé par les femmes sur les marchés locaux, pour leur bénéfice personnel. Cet apport économique restait toutefois marginal au vu des quantités échangées et ne participait pas d’un enrichissement personnel des femmes ou d’une forme d’émancipation vis-à-vis de l’autorité lignagère à laquelle elles étaient soumises. Les étoffes, une fois tissées par les tisserands masculins, étaient distribuées aux membres du lignage ou thésaurisées en vue d’une dot future. Elles pouvaient également faire l’objet d’un commerce à longue distance, exercé par les hommes et le plus souvent par un groupe de commerçants spécialisés3 [2,3]. Ainsi l’économie et la production des biens textiles étaient-elles organisées et dominées par les hommes.

À partir du début du XXème siècle, on observe, cependant, une féminisation des pratiques artisanales liées au textile, notamment dans le tissage, la teinture, la broderie et la coupe-couture. À partir d’une analyse des archives de la congrégation catholique des Sœurs Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique et d’un terrain ethnographique de 13 mois réalisé au Burkina Faso4, j’ai cherché à retracer, dans une perspective socio-historique, comment les femmes mossi s’étaient appropriées une large variété de savoir-faire textiles, dépassant la répartition traditionnelle décrite plus haut. Ce travail, auquel je renvoie le lecteur, fait l’objet d’un working paper rédigé pour la Fondation Maison des Sciences de l’Homme [4].

En poursuivant la réflexion, on peut tenter de resituer ce bouleversement de la répartition traditionnelle des activités textiles entre les femmes et les hommes, au XXème siècle, dans le contexte général d’évolution des modes de production capitalistes à l’époque coloniale. Comme observé dans de nombreux pays africains, à l’exception de l’Afrique du Sud [5], les femmes de Haute Volta sont peu impliquées dans l’industrialisation du pays au début du XXème siècle. Pourtant, la division du travail évolue avec l’apparition et la manipulation des machines. Le colonisateur, réticent à employer dans l’industrie des femmes jugées incapables de comprendre la modernité, faute d’instruction, préfère assigner ces travaux techniques à des hommes [5]. De même pour les missions chrétiennes, le Père Supérieur de la mission de Ouagadougou et Vicaire apostolique du Soudan français, Mgr Thévenoud, ne recrute que des hommes pour la production manufacturière lorsqu’il fonde, dans l’enceinte même de la mission, une usine de filature et de tissage mécanisé en 1927 [6]. Fabriquant et teignant du fil de coton, ces jeunes chrétiens, à travers une activité industrielle, se mettent à effectuer à leur tour des travaux traditionnellement féminins. Avec la progression de la mécanisation se recomposent alors les rapports sociaux entre les artisans, anciens détenteurs du capital technique, et les nouveaux ouvriers. Se recomposent, en parallèle, les rapports de genre, au profit des hommes et au détriment des femmes. En effet, ces postes industriels sont davantage rémunérateurs, dans une société de plus en plus fondée sur l’échange monétaire, et sont considérés socialement comme plus valorisants. Ainsi, s’opère un déclassement de la catégorie des artisans, à l’image de celui observé dans l’industrie de la soie à Tunis [7].

Par ailleurs, la scolarisation des garçons favorise, dans le contexte urbain ouest africain, le report d’une partie de la population masculine active vers des emplois administratifs et commerciaux [3]. Investissant le secteur informel, via le petit commerce et l’artisanat, les femmes parviennent à se glisser dans les interstices libérés par les hommes et par le marché. Ne comptabilisant pas la rémunération de leur temps de travail et se contentant de marges très faibles, elles proposent des services qui restent compétitifs sur le marché de la consommation, surtout au regard des produits d’importation [5]. Flexibles en termes d’entrée et de sortie dans l’activité, peu gourmandes en capital de départ et favorisant le travail à domicile, les activités textiles artisanales offrent aux femmes urbaines et nouvellement arrivées en ville une rémunération d’urgence – faible, mais dont elles s’accommodent – pour subvenir aux besoins de leur famille.

Fig. 2 : Tisseuse tissant des bandes de cotonnade sur un métier horizontal en fer, Bobo-Dioulasso 2018
Fig.2 : Tisseuse tissant des bandes de cotonnade sur un métier horizontal en fer, Bobo-Dioulasso 2018. Photo Laura Fortin.

Les hommes tendent à délaisser ces activités peu lucratives et socialement déclassées (à l’exception de la couture). Si les vieux tisserands continuent leur activité de manière traditionnelle, principalement au village, les nouvelles générations masculines se désintéressent du tissage en milieu urbain. En 1985, les tisseuses5 sont déjà plus nombreuses que leurs homologues masculins dans la capitale [8]. Aujourd’hui, le tissage artisanal compte, en activité principale, environ 40 000 femmes contre 10 000 hommes6. Inversement, la pratique du filage du coton au fuseau tend à se perdre au profit de l’utilisation exclusive du fil industriel, dont l’expertise de fabrication revient pour l’essentiel à des hommes.

Cette inversion apparente des activités traditionnellement dévolues à chaque genre, ne traduit pas, cependant, une inversion des rapports de pouvoir qui régissent la répartition des activités textiles. À l’intérieur de la chaîne de valeur de la fabrication textile, on peut observer que les hommes dominent toujours les étapes les plus stratégiques et rémunératrices, à savoir l’approvisionnement en matière première (les fils de coton), et la commercialisation des pagnes tissés. Tout d’abord, la filature, majoritairement industrielle (seules quelques vieilles femmes filent encore à la main dans les villages), est réalisée par la Filature du Sahel (FILSAH).

Fig.3 : Fabrication industrielle du fil de coton à l’usine FILSAH, Bobo-Dioulasso 2017
Fig.3 : Fabrication industrielle du fil de coton à l’usine FILSAH, Bobo-Dioulasso 2017. Photo Laura Fortin.

L’entreprise, pour contrôler sa distribution, ne vend son fil qu’à des grossistes et refuse de vendre au détail. L’approvisionnement et le commerce du fil sur les marchés sont donc contrôlés par une poignée de grossistes et une série de demi-grossistes et de revendeurs, principalement masculins. Ce quasi-monopole sur l’approvisionnement en matière première offre à ces commerçants un contrôle déterminant sur la production. En outre, il facilite la spéculation et l’inflation des prix en période de pénuries, ce qui pèse lourdement sur les artisanes. La phase artisanale du tissage qui vient ensuite relève d’une économie informelle, peu rémunératrice et relativement précaire, faute d’une visibilité suffisante sur le prix du fil et d’une régularité des débouchés. Elle est majoritairement exercée par des femmes, comme on l’a décrit plus haut. Enfin, la commercialisation des pagnes tissés s’opère à travers différents canaux de distribution. Elle peut s’effectuer directement par les tisseuses auprès d’une clientèle de particuliers ou à travers les boutiques d’exposition des associations d’artisanes et à l’occasion de certaines manifestations et foires artisanales.

 Fig. 4 : Magasin d’exposition du centre de production féminine artisanale UAP Godé, Ouagadougou 2017

 Fig. 4 : Magasin d’exposition du centre de production féminine artisanale UAP Godé, Ouagadougou 2017. Photo Laura Fortin.

Par ailleurs, les tisseuses isolées, pour beaucoup, vendent leur production à des revendeurs sur le marché pour s’assurer un débouché, malgré un prix de vente bien moindre et des marges bénéficiaires toujours plus faibles. Loin de l’expérience des Nana Benz de la ville de Lomé au Togo [3], les femmes participent peu au commerce du tissu au Burkina Faso et le secteur, florissant dans la sous-région, reste aux mains des hommes. Ainsi, on observe que dans le secteur textile les femmes occupent toujours une position dominée, sur-représentée aux postes les moins rémunérateurs et les moins valorisés socialement, et sont quasiment absentes des secteurs stratégiques. Malgré quelques figures de réussite individuelle dans le tissage, la majorité des tisseuses rencontrées éprouve des difficultés à structurer et écouler leur production et à augmenter leurs bénéfices. Ce propos peut toutefois être nuancé dans la mesure où de nombreuses tisseuses s’organisent en associations et groupements depuis les années 1990, afin de s’entraider et de faire valoir leurs droits. Une fédération nationale, destinée à représenter les intérêts des tisseuses sur l’ensemble du territoire est également fondée en 2017 et est parvenue à obtenir quelques petites victoires auprès du gouvernement et de la Chambre des Métiers de l’Artisanat, dont l’instauration du pagne officiel en tissage local pour la journée internationale de la femme, le 8 mars, et l’obtention d’un arrêté ministériel en janvier 2018 promouvant le port du pagne tissé par les représentants de l’État à l’occasion de toute manifestation publique.

Conclusion

Si l’on a pu observer, au cours du XXème siècle, une féminisation des activités textiles traditionnellement masculines, on ne peut pas parler, selon moi, d’une « inversion du genre » comme il a pu être proposé au sujet du tissage des femmes au Burkina Faso [9]. En réfléchissant en termes de rapports de genre et donc de rapports de domination d’un sexe sur l’autre, on est loin de pouvoir constater un équilibrage et encore moins un renversement des rapports de pouvoir entre les genres dans le domaine textile. Mon analyse donne à voir davantage une reconfiguration de la division sexuelle du travail et une recomposition des rapports sociaux avec la colonisation et l’adoption d’un mode de production capitaliste, à travers lesquelles les femmes ont été socialement confortées dans une position dominée. Elles restent contenues dans une portion de secteur faiblement rémunérée, alors même que la transformation fil-pagne est à forte valeur ajoutée. Ces réflexions invitent à interroger plus avant la dépendance du mode de production capitaliste à une division sexuelle du travail [10].

Notes

  1. Par « traditionnel », je me réfère à ce qui est perçu comme étant transmis par les ancêtres, à savoir les coutumes, les fétiches et rituels sacrés, les règles matrimoniales, ou encore les façons de faire et de se comporter.
  2. Chez les ethnies de l’ouest (Samo, Marka), c’était principalement les femmes qui détenaient les savoir-faire liés à la teinture [5,11]. Chez les Mossi du centre et du nord du Burkina, la teinture était plutôt la charge des hommes du groupe marense, un groupe de commerçants islamisés.
  3. Ce commerce spécialisé était détenu dans la région de l’actuel Burkina Faso, principalement par les populations yarsé au nord et dioula à l’ouest.
  4. Ce travail de recherche a pu être réalisé grâce au soutien financier du Prix Ariane Deluz de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme, reçu en 2016, et grâce à la bourse de recherche doctorale de la Fondation Martine Aublet, obtenue en 2017.
  5. Terme indigène pour désigner les femmes tisserandes.
  6. Recensement réalisé par la Fédération Nationale des Artisans du Burkina Faso (FENABF) en 2016.

Remerciements

Cette recherche a fait l’objet d’une aide financière par la Fondation Martine Aublet (Paris, France).

Références

[1] Schwartz A. Brève histoire de la culture du coton au Burkina Faso. Paris : ORSTOM; 1993.

[2] Meillassoux C. Femmes, greniers & capitaux. Paris: L’Harmattan; 2016 [1975].

[3] Cordonnier R. Femmes africaines et commerce. Les revendeuses de tissu de la ville de Lomé (Togo). Paris: ORSTOM; 1982.

[4] Fortin L. La trame d’une anthropologie textile. Soixante-quinze ans d’évolution de l’artisanat textile féminin au Burkina Faso (1912 – 1987). ‌halshs-02107114; 2019.

[5] Coquery-Vidrovitch C. Les Africaines. Histoire des femmes d’Afrique Noire du XIX au XX siècle. Paris: Desjonquère; 1994.

[6] Benoist de JR. Les missionnaires catholiques du Soudan français et de la Haute-Volta, entrepreneurs et formateurs d’artisans. In : C. Coquery-Vidrovitch, A. Forest (ed), Entreprises et entrepreneurs en Afrique, XIXe et XXe siècles (tome I). Paris: L’Harmattan; 1983, pp. 249-264.

[7] M’Halla M. Apparition d’entreprises capitalistes en milieu artisanal : le cas du tissage de la soie à Tunis. In : C. Coquery-Vidrovitch, A. Forest (ed), Entreprises et entrepreneurs en Afrique, XIXe et XXe siècles (tome I). Paris: L’Harmattan; 1983, pp. 99-122.

[8] Grant W. (ed) Evaluation du Secteur de la Micro-Entreprise et Stratégie au Burkina Faso; 1991; Volume I: Rapport principal, Rapport technique GEMINI n°18.

[9] Grosfilley A. Le tissage chez les Mossi du Burkina Faso : dynamisme d'un savoir-faire traditionnel. Bruxelles: Éditions De Boeck Université; Afrique contemporaine 2006; 217: pp. 203-215.

[10] Kergoat D. Les ouvrières. Paris: Le Sycomore; 1982.

[11] Boser-Sarivaxevanis R. Recherche sur l’histoire des textiles traditionnels tissés et teints de l’Afrique Occidentale. Basel: Verhandlungen der Naturforschenden Gesellschaft in Basel ; 1975: Band 86/1-2.

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